Clarissa Baumann
Éphémère, la pratique de Clarissa Baumann s’inscrit dans des contextes préexistants dans lesquels elle introduit de subtils décalages. Une manière de déjouer la rigidité des hiérarchies et des structures sociales au profit de parcours et de gestes poétiques. En 2018, la galerie Dohyang, Paris, accueillera une exposition personnelle de ses oeuvres.
Plutôt que d’ajouter des images et des objets à un monde qui en regorge et ne cesse d’en produire, agir sur des situations données pour y apporter des écarts poétiques restitués sous forme de livre, de vidéos et de photographies. Autant de situations que l’on peut définir comme des dispositifs, aussi bien visibles qu’invisibles, urbains, linguistiques et techniques, ayant « d’une manière ou d’une autre la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants (1) ». Ainsi des grands ensembles au coeur de la performance Parabolicas (2014) : lors de promenades dans Paris et sa banlieue, Clarissa Baumann dévie la lumière du soleil de manière aléatoire, à l’aide d’un miroir, sur les façades de barres HLM, perturbant ainsi la grille rationaliste de ces architectures pour y amener un éclat furtif. Introduire du hasard et de l’improductif dans des espaces prédéterminés et prédéterminants, c’est aussi ce que l’artiste réalise avec Orléans-Clignancourt (2012) et Éloge du hasard (2013-2014 : soit, d’une part, un groupe de personnes envahissant progressivement une rame de métro avec des ballons colorés ; d’autre part, des dés lancés depuis un pont sur des péniches transportant de la terre le long de la Seine. En somme, des gestes légers et dérisoires, sinon absurdes, fonctionnant comme autant de « pas de côté » par rapport à des modes d’existence prédéfinis. CARTES On pourrait ici penser à l’opposition définie par Gilles Deleuze et Félix Guattari entre les notions de « calque » et de « carte » : d’un côté, la reproduction d’un état de choses unifié et identifié ; de l’autre, un tracé original à entrées multiples. C’est dans cette logique, celle du calque, que semble s’inscrire l’Index (2014-2017), un livre sur lequel Clarissa Baumann travaille depuis plusieurs années. Comme son titre l’indique, celui-ci consiste à indexer des références, des images et des pensées, regroupées sans souci de hiérarchie en constellations thématiques, constituant ainsi un catalogage nécessairement infini et incomplet, qui ne cesse de s’enrichir et de s’augmenter au gré des découvertes et des réminiscences de l’artiste. Le principe ici à l’oeuvre est celui d’une mémoire opérant par montages subjectifs, dessinant une cartographie mentale qui trame chacune des oeuvres de l’artiste. C’est notamment le cas de Ressaca (2016), une performance au cours de laquelle Clarissa Baumann déambule sur une route goudronnée, brisée en mille morceaux, qu’elle continue de fragmenter en soulevant certaines de ses plaques. Tout se passe ici comme si un parcours originellement rectiligne s’ouvrait à de multiples bifurcations et trajectoires possibles, tout en entrant en résonance avec un faisceau de notes inscrites dans l’Index. Parmi celles-ci, on trouve les « pierres anonymes de Robert Smithson », les « non-lieux de Marc Augé », la « pierre au milieu du chemin » ou encore le « caillou à l’intérieur de la chaussure ».
INFINITISER
Un jeu de connexions et de ramifications rhizomatiques que l’on retrouve aussi dans Spiralooping (2017) : il s’agit de performances issues d’une visite de la Spiral Jetty de Robert Smithson aux États-Unis, consistant à jeter une pierre parfaitement ronde trouvée sur le site et à former une spirale de spectateurs lors des expositions auxquelles participe Clarissa Baumann. Cette action teintée d’humour fait écho aux différents cercles et spirales que l’artiste réunit dans son Index, tels que les poèmes spatiaux d’Apollinaire, le plan de Paris ou encore la Tour de Vladimir Tatline. Une façon d’infinitiser des états de faits en les inscrivant dans des réseaux de correspondances et d’échos à la fois évidents et insolites, mais aussi en les prolongeant et en les déplaçant jusqu’à la frontière de l’immatérialité. C’est ce dont témoigne Cuillère (2015-2017), un projet mené en collaboration avec les ateliers de la Fondation Hermès. Tout commence ici par une simple cuillère en argent, un instrument ordinaire mais néanmoins nettement paramétré, induisant des gestes, des postures et des usages clairement définis. L’artiste l’a tout d’abord étirée jusqu’à obtenir un fil de quinze mètres de long enroulé autour d’une immense bobine en bois, un objet évoquant Odradek du Souci du père de famille (1917) de Franz Kafka, un personnage sans forme stable et identité fixe, devenu conglomérat de fils entrecroisés. Une autre cuillère est, quant à elle, étirée jusqu’à devenir un fil accroché au mur par une clé de violoncelle, accompagné des sons de plus en plus stridents des gestes qui ont permis de la transformer, mais aussi du chant d’un araponga, un oiseau vivant dans les zones tropicales d’Amérique du Sud. Le résultat est un écart de langage, celui d’une cuillère métamorphosée en corde d’un instrument de musique, située au sein d’une partition sonore cristalline. Ici, comme ailleurs, Clarissa Baumann déjoue les catégories et les fonctions préétablies en faveur d’une expérience de la dérive et de la dissémination.
Sarah Ihler-Meyer est critique d’art et commissaire d’exposition indépendante.
Clarissa Baumann’s ephemeral practice consists of inserting something into a pre-existing context in order to subtly subvert it. Her mental voyages and poetic gestures are a way to deflate rigid social hierarchies and structures.
Rather than add images and objects to a world already overflowing with them and ceaselessly making more, why not act upon already existing situations and insert poetic leaps, reconstituting them in the form of books, videos and photos? Here we are tal- king about situations that can be defined as systems or apparatuses, whether visible or invisible, urban, linguistic or technical, “literally anything that has in some way the capacity to capture, orient, determine, intercept, model, control, or secure the gestures, behaviors, opinions, or discourses of living beings.”(1) This applies to the large ensembles that constitute the core of the performance Parabolicas (2014). While strolling through Paris and its suburbs, Baumann uses a mirror to deflect sunbeams at random so that they shine on the façades of public housing units, thus perturbing the rationalist grid intended by the architects and instead furtively and fleetingly illuminating them. This introduction of chance and fruitless gestures into predetermined and predetermining spaces also characterizes Baumann’s
Orléans-Clignancourt (2012) and Éloge du hasard (2013-14). In the former, a group of people gradually fill a subway car carrying colored balloons; in the latter, dice are thrown down from a bridge onto barges transporting earth along the Seine. In short, these slight, silly (not to mention absurd) gestures function as a way to “sidestep” predefined modes of existence.
MAPS
Here we could recall the distinction between the concepts of “map” and “tracing” defined by Gilles Deleuze and Félix Guattari. The for-
mer is a reproduction of a unified and identified state of things, while the latter is an original itinerary with multiple points of access. Baumann’s Index (2014-17), a book she has been working on for several years, follows the logic of a tracing. As its title indicates, it is an index of references, images and thoughts, regrouped with no hierarchization into thematic constellations, and thus a necessarily infinite and incomplete catalogue to be constantly expanded and enriched by the artist’s discoveries and memories. The principle at work here is that of a memoir comprised of subjective montages sketching out a mental map weaving together each of her artworks. This is notably the case with Ressaca (2016), a performance where Baumann walks down a blacktop road whose tar has been broken into a thousand pieces, which she continues to fragment even more by lifting up and breaking some of the slabs. It is as if an originally straight-line path gave way to many possible bifurcations and possible trajectories—just like a cluster of notes in her index bringing together “the anonymous stones of Robert Smithson,” “the non-places of Marc Augé,” the “stone in the middle of the road” and “the pebble in the shoe.” A similar tangle of rhizomatic connections and ramifications is to be found in Spiraloo
ping (2017), a series of performances inspired by a visit to Robert Smithson’s Spiral
Jetty in Utah. In each Baumann throws a perfectly round pebble found on that site and organizes visitors to her show into a spiral. That humorous action references other circles and spirals listed in her Index, like Apollinaire’s visual poems, a map of Paris and Vladimir Tatlin’s Tower. A way to make states of things infinite by inscribing them in webs of correspondences and echoes that are simultaneously strange and obvious, and extending them to the very boundaries of immateriality. Also witness to this method is
Cuillère (2015-17), a project carried out with the help of the Fondation Hermès’s workshops. Baumann began with a silver spoon, an ordinary tool made following strict parameters and inducing clearly defined gestures, postures and uses. First she stretched it out until she obtained a fifteen-meter-long wire coiled around an immense wooden spool, an object recalling Odradek in Franz Kafka’s The Cares of a Family Man (1917), a creature with no stable shape or fixed identity, who is nothing but a bunch of tangled wires. Another spoon is stretched until it becomes a wire hanging from a wall by a cello tuning peg, accompanied by the increasingly strident sounds of its being tuned accompa- nied by the singing of an araponga, a bird whose habitat is tropical Latin America. The result is a linguistic leap, a spoon metamorphosed into a string for a musical instrument situated in a crystalline musical score. Here, as in her other works, Baumann subverts pre-established categories and functions to produce an experience of drift and flow.
Translation, L-S Torgoff
(1) What Is an Apparatus? and Other Essays, Giorgio Agamben, translated by David Kishik and Stefan Pedatella, Stanford University Press, 2009.
Clarissa Baumann
Née à / born in Rio de Janeiro Vit et travaille à / lives in Paris Diplômée de l’École supérieure des arts décoratifs de Rio de Janeiro 2015 Lauréate du prix des Fondations des Beaux-Arts de Paris ; Musée d’art, Rio de Janeiro 2016 Lauréate du prix Adagp Revelation des arts plastiques, Salon de Montrouge, et du prix des Beaux-Arts de Paris, Salon de Montrouge 2017 Festival Hors Pistes, Centre Pompidou, Paris Biennale de la jeune création européenne, le Beffroi, Montrouge (12 octobre - 1er novembre) 2017-18 Les mains sans sommeil (résidences de la Fondation d’entreprise Hermès), Palais de Tokyo, Paris (24 novembre 2017 - 7 janvier 2018) 2018 Galerie Dohyang Lee, Paris (expo personnelle)