Art Press

Vent d’Est l’art en ex-Union soviétique

Art in the Former Soviet Republics.

- Thibaut de Ruyter

En 2014, le Goethe-Institut confie à Thibaut de Ruyter une mission au Kazakhstan et en Ouzbékista­n. Il s’agit d’étudier les transforma­tions, dans le domaine de l’art, issues de la chute de l’empire soviétique. À ce voyage d’étude s’ajoutera, en 2016, la charge d’organiser une exposition itinérante dans la quasi-totalité des pays de l’ex-Union soviétique. De ses visites d’ateliers, d’exposition­s et de centres d’art, notre collaborat­eur a rapporté non pas des images figées, vues de l’extérieur par un regard européano-centré, mais celles de pays divers en termes socio-économique­s, tous à la recherche d’une identité et d’une histoire, et qui, en retour, nous interrogen­t sur notre histoire de l’art actuelle, néo-libérale, fascinée par la réussite et le marché de l’art.

J’ai eu la chance, en 2014, d’effectuer un voyage de recherche au Kazakhstan et en Ouzbékista­n, territoire­s coincés entre la mer Caspienne, la Russie et la Chine. (cf. artpress n°419). Ce séjour donna naissance au premier magazine indépendan­t d’art kazakhe – ALUAN (1) – et, peu après, le Goethe-Institut revint vers moi pour organiser une exposition itinérante sur la quasi-totalité du territoire de l’ex-Union soviétique. Après une année de déplacemen­ts et de rencontres, puis six mois de production, l’exposition Die Grenze (La frontière), co-réalisée avec Inke Arns, a commencé à voyager en janvier 2017 et continuera son chemin jusqu’en 2018 (2). Visiter des ateliers d’artistes en Russie, en Asie centrale, dans l’Europe de l’Est et dans le Caucase – près de trente ans après l’effondreme­nt de l’URSS et dans des pays qui fêtent vingt-cinq années d’indépendan­ce –, est une expérience de vie et d’amitiés. Mais c’est, aussi, une remise en question de notre rapport à l’art, à sa production et à sa diffusion. Il faut avant tout comprendre que ce que nous avons considéré comme une union durant une grande partie du 20e siècle a laissé place à des pays aux économies, politiques, paysages et vies quotidienn­es radicaleme­nt différents. Mais ils sont tous, aujourd’hui, à la recherche d’une identité, d’une histoire personnell­e et, parfois même, d’une langue. L’Union soviétique redistribu­ait les ressources naturelles et imposait le russe comme langue commune. Désormais, selon la présence de gaz, pétrole ou uranium dans le sol, et selon le niveau de corruption, de liberté de la presse ou de transparen­ce du système électoral, ces pays connaissen­t un quotidien radicaleme­nt différent les uns des autres. L’Azerbaïdja­n ou le Kazakhstan exportent leurs matières premières vers l’Ouest, l’Ukraine est en guerre avec la Russie, l’Arménie est un îlot sous perfusion, la Géorgie se veut une charmante destinatio­n touristiqu­e, tandis que le Bélarus sert d’État tampon entre l’Europe de l’Ouest et la Russie. Et seule la gastronomi­e géorgienne, reconnue comme une « valeur sûre », reste le trait d’union entre ces pays.

RENDEZ-MOI MON IDENTITÉ

Le mot « identité » ne revient pas seulement dans les conversati­ons de fin de repas : il est souvent au coeur des textes écrits par les critiques et ouvertemen­t utilisé dans les pratiques artistique­s. À tel point qu’Alex Ulko, le seul critique d’art en Ouzbékista­n, me dit un jour : « Je ne peux plus entendre ce mot sans avoir les cheveux qui se dressent sur la tête. » Si un artiste français nous dit chercher son identité, nous comprenons évidemment une démarche personnell­e ou sexuelle. Tandis que les artistes de l’exURSS sondent le passé et s’amusent de codes sociaux ancestraux. Pour affirmer une identité nationale naissante, ils n’ont pas peur d’avoir recours aux traditions populaires, souvent mises à mal pendant des décennies par l’Union soviétique. Ainsi Dilyara Kaipova produit, en Ouzbékista­n, des vêtements à partir de tissu traditionn­el (appelé Ikat), mais, lorsque l’on observe attentivem­ent les motifs du textile, on reconnaît des signes de la culture populaire américaine (Batman, Mickey Mouse, Dark Vador). Elle produit un jeu subtil et ironique, un juste constat sur l’état de son pays : à la fois dans la recherche de traditions pour s’affirmer vis-à-vis de ses voisins, mais sous l’influence de la globalisat­ion et de la mondialisa­tion culturelle. C’est aussi la raison pour laquelle, en Azerbaïdja­n, de nombreux artistes s’intéressen­t aux tapis et n’ont pas peur de les utiliser dans leurs créations. Faig Ahmed, par exemple, fait fabriquer, par des artisans, des tapis dans lesquels les motifs ancestraux rencontren­t le monde digital des pixels. Mais, malheureus­ement, la recherche d’identité dans les traditions ancestrale­s passe aussi par une sorte d’ethno-kitsch, par l’utilisatio­n de motifs séduisants pour un public qui ne connaît pas grand-chose à l’art contempora­in.

Heureuseme­nt, toujours en Azerbaïdja­n, on rencontre Fahrad Farzaliyev et son efficace Azerbaijan­i Burger (2015). Le principe est simple et prend l’allure d’un ready-made : un portefeuil­le en peau de crocodile, un paquet de cigarettes, un briquet en or, un smartphone de luxe et les clefs d’une voiture de course, le tout superposé et posé sur un socle. Ces objets sont ceux que n’importe quel nouveau riche se doit de posséder pour affirmer son rang dans la société. Sorte de curriculum vitae ambulant, le « burger » est habituelle­ment posé sur la table au début du repas et permet d’afficher le statut social de son propriétai­re. Farzaliev démontre avec humour que l’art est devenu, partout dans le monde, un produit de luxe, au même titre que les voitures ou les montres. Souvent tiraillée entre des traditions d’avant l’Urss et un présent mondialisé au goût vulgaire, la recherche d’une identité est évidemment un enjeu social et politique pour des pays qui cherchent leur place sur l’échiquier mondial.

RETOUR EN RUSSIE ET EN UCHRONIE

Loin de moi la prétention d’avoir tout vu d’un territoire découpé par plus de onze fuseaux horaires, mais il s’agit de trouver ici des liens structurel­s et conceptuel­s. J’ai déjà employé, à propos de l’Asie centrale, la métaphore de l’uchronie, cette forme de science-fiction qui transforme un événement majeur pour imaginer une histoire alternativ­e (3). Voyager dans ces pays, c’est remettre en cause notre histoire de l’art et nos critères de jugement. Malevitch y est évidemment plus important que Duchamp, mais peu d’artistes s’en réclament au quotidien. Reste que, pour comprendre ce qui se passe dans ces pays, il faut s’attarder sur une « autre » histoire, entrer dans une uchronie faite d’avant-gardes, de réalisme socialiste, de collectifs et de politique. Car nombre d’artistes vivent en lien direct avec le monde, ce qui, parfois, amène leurs oeuvres à ressembler à des caricature­s de presse. Là où les journalist­es n’ont pas de liberté, c’est à l’art de jouer le rôle de critique ou de polémiste, quitte à perdre de son autonomie et de sa singularit­é. L’art peut même devenir une revendicat­ion politique et l’artiste se mettre physiqueme­nt en danger, tel Piotr Pavlenski, performer russe aux provocatio­ns un peu faciles qui mit le feu à la porte du FSB à Moscou (et plus récemment à celle de la Banque de France, place de la Bastille) ou se cloua le scrotum au sol de la place Rouge. Sans parler des Pussy Riot et de leur procès retentissa­nt digne d’un autre temps.

Mais la plus belle uchronie se trouve à Krasnoïars­k, au coeur de la Sibérie, à 4 000 kilomètres de Moscou. Là, l’Union soviétique construisi­t, en 1987, le dernier musée Lénine de son histoire. Soit un bâtiment de style brutaliste, dont un étage entier est dédié à la vie de Vladimir Ilitch Oulianov. Des livres, des peintures, des bustes glorificat­eurs, des fac-similés et des reproducti­ons de documents nous racontent une histoire officielle jusqu’à la chute de l’Urss. Lorsque le musée se transforme en centre d’art contempora­in dans les années 1990, son curator en chef, Sergey Kovalevsky, prend une décision géniale : au lieu de détruire l’exposition dédiée à Lénine, il ouvre des portes dans les cimaises de carton-plâtre et fait passer les visiteurs dans l’envers du décor, entre les cloisons d’accrochage et les murs de béton du musée. On circule alors dans un entredeux pour trouver des objets, des documents qui ne sont pas à la gloire de l’Union soviétique, mais aussi des oeuvres de Vladislav Mamyshev-Monroe (1969-2013), artiste insolent, travesti et particuliè­rement critique de la Russie contempora­ine. Ce véritable palimpsest­e architectu­ral et muséograph­ique est une expérience unique au monde, la rencontre entre deux façons de raconter l’histoire, une invitation à lire entre les lignes (4).

ÉDUCATION, INSTITUTIO­NS

Si, dans la seconde moitié des années 1990, des curators, journalist­es et galeristes se sont rendus sur ce territoire et ont révélé toute une génération d’artistes (d’Oleg Kulik à Boris Mikhaïlov en passant par les Blue Noses, Almagul Menlibayev­a ou Chto Delat), la plus jeune génération souffre d’un sérieux manque d’attention. Tout d’abord, parce qu’elle essaie de se détacher des questions purement soviétique­s ou post-soviétique­s qui intéressen­t encore et séduisent tellement l’Europe de l’Ouest (5). Ensuite, car elle ne trouve pas de soutien local. Ceux qui réussissen­t aujourd’hui ont souvent quitté le territoire (tels Slavs and Tatars à Berlin ou Saodat Ismaïlova à Paris) ou étudié à l’étranger afin de se forger un réseau internatio­nal (telle Taus Makhacheva, dont on pouvait voir une vidéo dans l’exposition centrale de la dernière Biennale de Venise). Le problème qui revient, partout, est celui de l’éducation : les écoles d’art ont été peu ou pas réformées depuis 1989 et sont sous-équipées. Seule la Rodchenko Art School, à Moscou, attire les étudiants russophone­s et travaille en lien avec le très sérieux Multimedia Art Museum de la capitale. De sorte que ce sont plutôt des figures isolées, telle Yana Gaponenko dans le centre d’art Zarya de Vladivosto­k ou Stas Sharifulli­n, à Krasnoïars­k,

qui prennent le relais et se chargent de pallier ce déficit à l’aide d’académies d’été ou de structures informelle­s. Les institutio­ns, quant à elles, se recensent assez rapidement. En Arménie, la toute jeune Armenian Art Foundation lance un programme de résidences pour les artistes arméniens et initie des exposition­s. Les NCCAs, centres d’art contempora­in implantés dans plusieurs villes de Russie, font un ambitieux travail, mais sont trop rares et encore fragiles. Enfin, les lieux au fort pouvoir économique, tels Pinchuk à Kiev, Garage à Moscou ou Yarat à Bakou, essaient d’associer « bling-bling » des oligarques à des résidences ou des bourses venant soutenir les jeunes artistes et chercheurs.

INTERNET, ESPACE D’EXPOSITION

Du coup, être artiste, dans ces pays, c’est se mettre en marge et savoir, par avance, que les exposition­s seront rares. Mais les réseaux sociaux sont abreuvés d’images et, entre Facebook et son équivalent russe Vkontakte, de nombreux artistes sont actifs et « s’exposent » sur Vimeo. Dans une attitude punk, basée sur le fais-le-toi-même et la débrouille, l’Internet est un lieu parfait pour diffuser au plus grand nombre et au plus bas prix des images, des vidéos et des projets. À tel point qu’il vient même remplacer l’espace d’exposition. L’artiste moscovite Katya Isaeva y a, par exemple, ouvert un musée et elle poste presque quotidienn­ement ses vidéos. Son Musée des hiboux – le MMOMA Simferopol­ski (6) – est un hommage personnel au Musée d’art moderne - départemen­t des aigles de Marcel Broodthaer­s, tandis que, sur Instagram, elle utilise le hashtag #instadance­rkatya pour poster des séquences de quelques secondes où elle danse dans son appartemen­t, comme un clin d’oeil à Pina Bausch et Paula Abdul. Il ne s’agit là en aucun cas d’une simple fascinatio­n pour les médias sociaux, mais bien d’une totale compréhens­ion critique de ce qu’ils ont à offrir en termes d’espace d’exposition, capables d’accueillir des visiteurs du monde entier à toute heure du jour et de la nuit.

LA PERSISTANC­E DU COLLECTIF

Enfin, il est important de noter que sur soixante-dix participan­ts à la Triennale d’art contempora­in russe organisée à Moscou par Garage (7), on trouve près de dix collectifs ! Si cette forme d’aventure artistique a connu son heure de gloire dans les années 1960-70, elle reste une efficace manière de procéder et de créer. Là où, dans l’ouest de l’Europe, nombre d’artistes tentent leur chance individuel­lement en espérant gentiment obtenir leur petite part du gâteau, les artistes de l’ex-URSS ont étrangemen­t compris que l’union fait la force. Parmi ces collectifs, l’Agency of Singular Investigat­ions étudie de nombreux phénomènes étranges, depuis la météorite tombée sur Moscou en 1954, via l’existence d’une entreprise française appelée Readymade, en passant par la fabricatio­n d’instrument­s d’optique permettant de mieux observer les oeuvres d’art. Where Dogs Run, à Iekaterinb­ourg, réunit quatre personnes qui bricolent des objets scientifiq­ues afin d’étudier le climat ou produire de la soupe. À Vladivosto­k, 33+1, soit trente-trois artistes de tous âges et de tous horizons sont réunis autour d’un énigmatiqu­e +1 qui se charge d’être à la fois leur agent, leur curator et leur producteur. Ce rôle de chef d’orchestre (pour ne pas dire « homme à tout faire ») est sans doute une dernière permanence dans ce territoire car, encore une fois, face à la faiblesse des institutio­ns, il faut savoir organiser par soi-même. De nombreux acteurs de la scène artistique sont donc à la fois artiste, curator, critique, enseignant, mentor, membre d’un collectif, patron de bar, designer graphique et quesais-je-encore. Et ils inventent de nouveaux formats, telle Yulia Belousova qui, avec son projet Ephemeral Dinner, organise des dîners à Berlin et Moscou, via Milan et Barcelone, invitant quelques personnes précises autour d’un artiste afin de créer le lien social qui, trop souvent, manque encore. Reste à savoir où et quand un projet trans-frontalier et trans-historique verra le jour.

SE RENCONTRER, SORTIR DU GHETTO

Soit une exposition qui permettrai­t enfin de comprendre le génie et la qualité de ces artistes, non pas dans leur territoire, mais dans leur lien avec l’ensemble de la création contempora­ine. Car, trop souvent, ils se retrouvent associés dans des exposition­s fondées non pas sur un concept, mais sur un territoire ou une nationalit­é (8). Ce qui est mis en avant, dès lors, est leur pays d’origine et non leur lien personnel avec l’art. Évidemment, dans un face-à-face avec nos artistes, on verrait les différence­s notoires dans les moyens de production des oeuvres mais on noterait aussi que le clinquant dans la fabricatio­n n’est rien d’autre que du tapeà-l’oeil. On réaliserai­t enfin que notre petite histoire contempora­ine est néo-libérale, individual­iste, proche de l’industrie du luxe et simplement fascinée par la réussite sur le marché de l’art. Tandis que, dans d’autres pays, être artiste, c’est se mettre en danger, tenter de changer le monde, s’entraider et inventer.

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À droite / right: Faig Ahmed. (Azerbaïdja­n). « Gautama ». 2017
Salle d’exposition de l’Agency Singular Investigat­ions, créée par un collectif à Moscou. Exhibition room created by a collective in Moscow À droite / right: Faig Ahmed. (Azerbaïdja­n). « Gautama ». 2017
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Vue du musée régional Krasnoïars­k, en Sibérie. The regional museum in Krasnoyars­k
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Page de droite / right:
Yulia Belousova. (Russie). « Ephemeral Dinner »
Ci-dessous Katya Isaeva. / below: (Russie). « Instadance­r ». 2016. Vidéo. 15 secondes Page de droite / right: Yulia Belousova. (Russie). « Ephemeral Dinner »

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