Linda Lê sentinelle de l’ombre
Linda Lê Héroïnes Christian Bourgois, 224 p., 19 euros Chercheurs d’ombres Christian Bourgois, « Titres », 176 p., 8 euros
Un roman et un essai de Linda Lê soulignent que, pour l’auteure d’origine vietnamienne, l’écriture est un dialogue avec les fantômes.
Il est des écrivains dont l’oeuvre se tient au carrefour d’une impossible mission de sauvetage et d’une transfiguration des gouffres. Ils sont des chercheurs d’absolu qui, au fil d’une fréquentation des ténèbres, gagnent l’aube. Linda Lê appartient à cette confrérie d’auteurs qui font du verbe l’instrument d’exploration des vertiges de la vie. Une exploration dont les harmoniques, les enjeux n’ont cessé de varier, des Trois Parques à Cronos, des Aubes à Roman. Avec Héroïnes, Linda Lê nous entraîne dans une éblouissante traversée du rêve traduite dans une architecture tout en palimpsestes. Construit autour d’une correspondance entre un étudiant féru de Kafka et une photographe, tous deux enfants de réfugiés vietnamiens émigrés en Europe, le roman déroule, à partir d’un cliché d’une célèbre chanteuse vietnamienne exilée, les trajectoires de trois héroïnes : la chanteuse-mante religieuse, dévoreuse d’hommes, sa demi-soeur prise dans un scandale sulfureux et une militante qui, après s’être engagée du côté des Vietcongs, dénoncera la dictature instaurée par ses anciens compagnons d’armes. Au travers de ces trois figures de femmes que tout sépare, se tisse un récit placé sous le signe du tableau choisi en couverture, le Chien de Goya, dont nous ne voyons que la tête levée vers un ciel ocre tandis que le corps demeure soustrait au visible, prisonnier d’une étendue sombre. Dans l’univers de Linda Lê, ses personnages sont à l’image du chien, nimbés de mystère, étrangers à eux-mêmes. Leur être est plongé dans une nuit opaque qu’ils cherchent à apprivoiser sans en lever le secret. Artiste de la nuance, des zones où l’inconscient individuel rejoint l’inconscient collectif, tailleuse de larmes mais aussi d’étoiles filantes, elle interroge les chants dont l’exil est porteur, les jeux de la mémoire, le déracinement, la dérobade de l’« amère patrie » (W.G. Sebald). Dans un mouvement spiralé qui ne se referme jamais en certitudes, Héroïnes désarticule toutes les évidences, tous les conforts. Le surgissement de cette légende de la chanson dans la vie du jeune étudiant ébranle les piliers de son existence, ranime ses sens, le parfum des excès, rouvre la question de ses origines. « Le Vietnam avait fini par représenter cette part en lui qui s’abandonnait à des pans de rêveries si propices à ces espèces de désordres mentaux dont il se méfiait beaucoup. Autant la correspondante ne craignait nullement d’être dévorée par les ombres, autant il avait constamment peur de se laisser déborder par des affects. » Incarnation d’une Lilith tentatrice, d’une dangereuse Messaline qui lézarde les faux-semblants sur lesquels la vie de l’étudiant est bâtie, l’ex-vedette de Saigon surgit comme une apparition faisant sortir l’histoire de ses gonds. Pour les Vietnamiens qui ont dû fuir leur pays lors de la victoire des communistes, son nom symbolise le régime d’avant, régime que les parents de l’étudiant présentent comme un Eden saccagé par les forces du Mal. Histoire de doubles qui se lèvent pour prendre possession d’êtres qui s’étaient cadenassés contre l ’ i rrationnel, histoire d’ébranlement (de l’Occident par l’Orient, de l’intellect par les pulsions, du présent par le passé…), Héroïnes s’emporte dans une danse de derviche tourneur autour des points de crise objectifs (essentiellement le 30 avril 1975, jour de la prise de Saigon par l’armée communiste, signant la défaite de l’Amérique, marquant la fin de la guerre du Vietnam) et de leurs impacts subjectifs. D’une écriture à la fois tournoyante et précise comme le tracé d’un scalpel, le roman lève le regard, comme le fait le chien de Goya, vers les fantômes qui, surgissant sous forme de brumes, contraignent les créatures qu’ils interpellent à opérer une conversion, une révolution psychique et existentielle.
NOIRES LUCIOLES
L’envoûtant essai Chercheurs d’ombres épouse les destinées de ceux qui, à la voie de l’exposition à la lumière, ont préféré arpenter les territoires de l’ombre. Dans cette magnifique galerie de portraits où Maria Zambrano, Cristina Campo, Ida Lupino, Vincent La Soudière côtoient Bruno Schulz, Emil Cioran, Joë Bousquet, la naïade Ondine, où la nef des fous illumine la nuit de ses visions, Linda Lê monte à bord de l’embarcation de ceux qui, grands douteurs, « âmes hurlantes », passagers clandestins de l’existence, possédés, mènent un combat perdu d’avance (et par là toujours gagné) contre eux-mêmes, contre les murs du monde. « La vie d’un livre en librairie a peut-être de nos jours tendance à n’être guère plus longue que celle des insectes nommés éphémères », écrit-elle. Ventriloquant les habitants de l’obscur, les noires lucioles portées au feu des mots par l’auteure connaîtront l’existence souterraine des voix qui creusent leurs terriers de siècle en siècle. À lire son évocation d’Ondine, qu’elle campe à l’écart des figures d’Ève et de Lilith – « Leur rivale se nomme Ondine, elle incarne la malice, l’enfance, l’amour absolu, elle est l’ennemie de l’esprit de sérieux, la troublefête et la frondeuse. L’air de rien, elle renverse l’ordre établi en murmurant sa chanson » – , on s’emporte dans la vision de Linda Lê, Ondine contemporaine, nymphe des eaux habitées par des spectres, des questionnements sans fin. S’abreuvant à la « bouche d’ombre » (Victor Hugo), ces deux ouvrages incandescents frappent de leur bâton de pèlerin des lointains la source des mots, la source de la vie. L’écriture comme sentinelle de l’existence, dialogue avec les fantômes, traversée des râles de l’histoire officielle ou mythique.