Frank Smith pour en finir avec la représentation
Frank Smith Choeurs politiques L’Attente, 80 p., 9 euros Le Film de l’impossible Plaine Page, 56 p., 10 euros
Frank Smith a récemment publié Choeurs politiques, « poème dramatique pour voix », et le Film de l’impossible, qui est aussi un film projeté lors du dernier festival Hors Pistes du Centre Pompidou.
Poète, écrivain, cinéaste, auteur de Guantanamo, de Gaza, d’ici-là, Frank Smith délivre dans Choeurs politiques et le Film de l’impossible (le film et le livre) des protocoles d’expérimentation qui interrogent la possibilité, l’efficience, la performativité de la littérature, du théâtre et du cinéma. Prolongeant le Pour en finir avec le jugement de Dieu d’Artaud dans un « Pour en finir avec le régime de la représentation, de la narration », Frank Smith pose des dispositifs de voix mettant en scène la question de l’émergence de la parole ou de l’image. « Comment, comment dans l’ordre des discours prendre enfin la parole » et « Ce serait un film? » sont les questions liminaires qui ouvrent les deux textes en quête d’un nouvel espace discursif. Comment construire un théâtre délivré de la représentation, de l’imitation du réel, en prise sur le monde présent, ses conflits, ses crises ? Au travers d’un dialogue entre voix dépourvues de nom, l’auteur active une boîte à outils d’obédience deleuzienne qu’il performe en poème. Dans le tressage d’une voix questionnante et d’une voix recourant à l’impératif, Choeurs politiques prend acte de la péremption du récit et parie sur une écriture qui « enfourche des balais de sorcière », déterritorialise la syntaxe, le « je » de l’énonciation, entre dans des devenirs branchés sur la vie. Quelles sont les conditions pour qu’un dire soit politique, pour que le langage soit performatif, fasse événement? Délestée de toute concession, de toute facilité, l’entreprise de Frank Smith revisite la fonction révolutionnaire du mot et de l’image, au sens où leur usage inédit, leur montée à un autre régime de perception font d’eux le médium pour libérer ce qui n’a pu être dit, phrasé, filmé, joué. Les deux textes sont à la fois des manifestes programmatiques et une expérimentation en acte. « Qu’y a-t-il, qu’y a-t-il donc de si périlleux dans le fait que le monde parle ? » ( Choeurs politiques). Ayant perdu l’innocence de qui entend narrer ce qui est (cette voie ayant été historiquement barrée), le geste de l’écriture, de la mise en voix ou en image retrouve paradoxalement l’innocence d’un nouveau rapport avec les matériaux du verbe et de l’image. En se tenant sur le fil de l’effacement des images, sur le décodage du dit afin de recontacter le foyer ardent de la création, Choeurs politiques et le Film de l’impossible se connectent à ce que Deleuze appelait l’enfance du monde. Le réquisit de la démarche s’affirme comme le congédiement de toute représentation. Sans verser dans un méta-langage qui réfléchirait sur les conditions de l’avènement d’une parole, sans se rallier à l’éthique de l’ineffable, de l’impossible à écrire, à filmer, les textes de Frank Smith posent des lieux épurés, conceptuels qui ont traversé l’histoire des créations afin de lancer d’autres enjeux. Ce cinéma tendu sur la crête de l’impossible, faisant signe vers Duras, Beckett, mais aussi Mallarmé, ces explorations métaphysiques qu’on aurait tort de prendre pour des jeux de l’esprit alors qu’elles parlent de nos existences, de nos corps, sont autant de manières d’« inventer des images nouvelles pour induire des mondes nouveaux ». Prises dans une forme qui ouvre l’écriture filmique au poème, le théâtre à l’essai, coupées de tout personnage, de tout ancrage subjectif, les voix impersonnelles traduisent la puissance du collectif. Subvertissant la logique du dialogue, du livre, du film, elles en appellent à un nouveau lecteur. Le choeur de la tragédie grecque répercutait les voix de la « polis », de la cité. Les choeurs de Frank Smith font parler les flux anonymes de la mondialisation actuelle.
NOUVELLE IMAGE DE LA PENSÉE
Sur le constat « que ce n’est plus la peine de nous faire le coup du cinéma », qu’il faut « faire, mettre en évidence quelque chose de nouveau », l’auteur interroge, comme l’ont fait les avant-gardes, les expérimentateurs visionnaires, les puissances et impuissances de la littérature, du cinéma. Il lance, avec audace, un manifeste politique appelant à un langage (scriptural, poétique, scénique, filmique…) qui soit acte, appel à la révolte, à la libération des existences bâillonnées. Écriture a-centrée, film déployéenrayé butant sur l’impossibilité d’ajuster visible, lisible et référent… L’oeuvre n’existe que dans le fragment, l’indétermination, l’errance du « livre à venir » au sens où l’entendait Blanchot. Si Frank Smith ne laisse aucune de nos certitudes somnoler en paix, si, inlassablement, il pratique une réduction du texte, du film à leurs composants, auscultant leurs impasses, leurs dynamismes possibles, c’est afin de paver la voie à un théâtre qui ne soit pas que « châteaux en Espagne », moulins à vents, et à un cinéma qui se déconstruise. Plus que des textes, les deux livres sont des machines de guerre contre les clichés, contre les lieux communs qui étouffent l’apparition de ce que, reprenant Deleuze, Frank Smith nomme une « nouvelle image de la pensée ». Que peut l’art, au 21e siècle, face au réel, face à l’histoire de son héritage, face à un empire marchand qui le recycle dans la sphère du divertissement? Comment invente-t-il des espaces-temps qui, résistant à l’état de choses, aux normes des pouvoirs, libèrent des mots-événements, des imagesactes ? Dans la prolifération exponentielle de publications qui laissent tout en place, Frank Smith produit une soustraction, un pas de côté qui met à nu ce que Mallarmé nommait « l’universel reportage ».