Art Press

Yann Dedet montage montagne

- Emmanuel Burdeau

Yann Dedet Le Point de vue du lapin. Le Roman de Passe Montagne P.O.L, 150 p., 13 euros

Yann Dedet revient sur Passe Montagne, film de Jean-François Stévenin de 1978 dont il fut, entre autres, le monteur.

Yann Dedet est l’un des très grands monteurs du cinéma français. On le connaît d’abord pour son travail auprès de François Truffaut, qui le fit débuter et qu’il accompagna sur cinq films, des Deux Anglaises et le continent (1971) à l’Argent de poche (1976), et de Maurice Pialat, dont il fut de tous les films à compter de Loulou (1980), à l’exception du dernier, le Garçu (1995). Dans l’intervalle, Dedet a monté Passe Montagne (1978), le premier des trois longs métrages – à ce jour – de Jean-François Stévenin. Dedet avait côtoyé Stévenin chez « la Truff’», dont celui-ci était l’assistant, et parfois l’acteur, dans le même Argent de poche. Il se souvient du moment où, regardant les rushes, il a découvert le « vrai » jeu de Stévenin et entendu pour la première fois une formule que « Stev’ » affectionn­e et qui, selon lui, le résume : « Par une sorte de balance bizarre… ». Dedet se souvient de tout. Quarante ans plus tard, son point de vue reste celui, ébloui et halluciné, du « lapin pris dans les phares ». Si le livre qu’il consacre à Passe Montagne porte en soustitre le mot « roman », ce n’est pas pour prévenir le lecteur qu’il aura affaire à une fiction peu soucieuse de vérité historique. C’est parce que Dedet croit profondéme­nt que l’aventure du film n’est pas moins passionnan­te que le film. Un autre mot eût peut-être convenu, « making of ». Il aurait toutefois eu l’inconvénie­nt de suggérer que des secrets allaient être levés, qu’on irait voir enfin sous le capot de Passe Montagne, ce chef-d’oeuvre obsédé par les voitures dont personne n’a jamais su, au juste, à quoi il carbure… Or, ceux qui continuent de se demander comment lire cette histoire de panne dans le Haut-Jura, à la faveur de laquelle deux inconnus, Serge (Jean-François Stévenin) et Georges (Jacques Villeret) se reniflent puis se rapprochen­t, ceux-là devront repasser. Ou se reporter aux pages 68 et 69, où quelques participan­ts à l’expédition – l’opérateur Mounier, le grand-père Piard, un certain Circus-Werther… – livrent tour à tour leur interpréta­tion personnell­e du drame. « Roman », le Point de vue du lapin l’est aussi en ceci qu’il ne tient pas seulement du témoignage. Dedet a écrit – réellement écrit – un texte qui a sa suffisance. Un exergue indique que « ce récit peut être lu avant, ou après avoir vu Passe Montagne, c’est selon ». Ce même récit acquiert pourtant une telle autonomie qu’à la limite, il peut aussi être lu sans avoir vu Passe Montagne. À une époque où les « romans » inspirés par le souvenir ou l’aura des films sont légion, on aimerait – voeu hélas pieux – que tous soient aussi attentifs à leur objet. Dedet est évidemment un cas particulie­r. Il écrit à partir d’un film auquel il a étroitemen­t été associé. Mais, d’une part, cela n’empêche pas l’amour. Le Point de vue du lapin est à maint égard un livre de fan: « mon préféré » est un de ses gimmicks et Dedet évoque à plusieurs reprises le Pays du chien qui chante, film réalisé par lui en 2003 dans les décors de Passe Montagne, qu’il voit comme son « humble descendant biologique ». D’autre part, cette associatio­n est elle-même particuliè­re. Dedet n’a pas été que le monteur de Passe Montagne. Ses attributio­ns sur le tournage furent à la vérité si diverses qu’il en dresse drôlatique­ment la liste à la page 107: « régisseur d’extérieur », « réparateur des coups foireux », « coureur de fond pour apporter un élément manquant »…

TEMPO TARABISCOT­É

Quant au récit du montage, qui offre au livre quelques-unes de ses plus fortes pages, lui aussi réserve une surprise. Dedet y narre surtout comment Stévenin parvint à donner vie à une matière qui semblait un peu amorphe, trouva le juste « tempo tarabiscot­é », prit en somme si bien les commandes que lui-même – Dedet – confesse n’avoir, « au final », « fait qu’une seule collure sur ce film ». Le Point de vue du lapin n’est donc pas non plus un traité de montage. C’est plutôt la tentative de transforme­r un film en livre. Moins pour le bonheur de réussir une transposit­ion que pour être étrangemen­t fidèle à une vieille idée de la modernité : s’il est vrai qu’un film est déjà entièremen­t présent a priori, dans son tournage, dont il ne serait que le décalque, alors il peut l’être tout autant « de l’autre côté », dans le récit a posteriori de l’aventure qu’il fut. Avant ou après, c’est selon. C’est tout comme. Le montage se passe dans les deux sens. Le Point de vue du lapin n’entend pas remplacer Passe Montagne: il veut le continuer. Il importe en ce sens que le roman s’ouvre par une scène où Dedet s’impatiente tandis que, dans son jardin, « Stév’ » préfère chevaucher ses machines plutôt que le rejoindre à l’intérieur afin que le premier entame son « roman » et que le second se remette à son adaptation de Nord de Céline. Il s’agit d’un livre au présent. Non, c’est parler trop simplement. Il s’agit d’un livre dont la « balance bizarre », la savante compositio­n de vitesse et de lenteur, d’accélérati­ons et de pannes, de fascinatio­n pour la mécanique et d’amour de la terre – car il y a autant de vroum-vroum dans les parlers paysans que de rapport au paysage dans le fameux « sigle » / « cible » de Mercedes – cherche à retrouver le non-rythme unique du film. À le rallumer, à l’entretenir. Comme un feu. Aussi ces « grafougnia­sses » finissente­lles à ressembler, non seulement à Stévenin mais aussi, on le suppose, à Dedet en personne, en tout cas tel que « Stév » le décrit lorsqu’il évoque – c’est superbe – la manière « tout en discrète brusquerie attentive et vigilante » de son ami.

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108 min.
Jean-François Stévenin. « Passe montagne ». 1978. 108 min.

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