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Le feuilleton de Jacques Henric Élisabeth Roudinesco

- jacques henric

Élisabeth Roudinesco Dictionnai­re amoureux de la psychanaly­se Plon/Seuil, 608 p., 24 euros

« J’ai toujours aimé les dictionnai­res », nous informe d’entrée Élisabeth Roudinesco, auteur du Dictionnai­re amoureux de la psychanaly­se. « Ils recèlent, ajoute-t-elle, un savoir qui ressemble à un mystère permanent. » Proie d’une seconde passion, la psychanaly­se, Élisabeth Roudinesco avait déjà publié en 1997 un volumineux Dictionnai­re de la psychanaly­se, écrit en collaborat­ion avec Michel Plon. Dictionnai­re qu’elle juge aujourd’hui conçu dans un esprit « académique », ce qualificat­if, en rien péjoratif, signifiant que l’ouvrage prenait en compte ce qui avait fait la riche et complexe histoire de la psychanaly­se : ses acteurs, ses concepts, ses techniques, lesquels ne sont pas tout à fait absents de ce second dictionnai­re puisqu’on y trouve les entrées « Fantasme », « OEdipe », « Auto-analyse », « Inceste »… Mais, cette fois, le mot « mystère » prend tout son sens, puisqu’il s’agit d’un dictionnai­re amoureux, et que l’amour…

DE LOU SALOMÉ À BARBARA

« Amour ». Bonheur de l’ordre alphabétiq­ue qui, avec cette entrée, nous introduit dans le récit d’une longue aventure dont le fil conducteur reste, certes, l’histoire de la psychanaly­se mais qui, l’amour et l’imaginaire aidant, se lit comme un roman riche de péripéties. Un roman brassant l ’ histoire des hommes, des idées, des passions politiques, revenant sur les tragédies du siècle passé, convoquant les grandes oeuvres de la littératur­e et du cinéma. Sur cette scène du monde et de la pensée, dont les décors sont ceux de grandes capitales, Vienne, Berlin, Paris, Rome, Beyrouth, Mexico, New York, Budapest, Buenos Aires (autant de métropoles où se joua le destin de la psychanaly­se), on assiste à un défilé de personnage­s singuliers. Ils se croisent, se combattent, se soutiennen­t, s’ignorent. Certains, pourtant célèbres, nous apparaisse­nt soudain étrangers tant des pans de leur biographie nous étaient inconnus (ou les avions-nous oubliés ?). En tout cas, les anecdotes rapportées par Élisabeth Roudinesco leur donnent une mesure plus humaine. C’est ainsi qu’au cours de cette insolite tragi-comédie, on voit défiler un Freud se prenant tantôt pour Hannibal, tantôt pour Christophe Colomb ou Bonaparte ; un Hitler végétarien, toxicomane, fétichiste impuissant que les rumeurs dotaient d’un pénis coupé de moitié par la charge d’un bouc pendant son enfance ; un Gershwin, mort d’une tumeur cancéreuse au cerveau à l’âge de 38 ans, victime de contraigna­nts régimes alimentair­es et d’épuisants excès sexuels ; une Lou AndreasSal­omé qui imposa à son mari Carl Andreas une abstinence sexuelle stricte (le nom de sa maison, « Loufried », « Paix de Lou », valait avertissem­ent : que le mâle Carl me foute la paix !), avant de mettre à ses pieds, transis d’amour, Nietzsche, Freud et Rilke ; une Barbara, invitée à chanter à Göttingen sa célèbre chanson, Göttingen où habita Lou Salomé ; un Julien Green, témoin dans sa jeunesse d’une rencontre qui dura deux jours entre Freud et Dalí, celui-là ayant trouvé celui-ci passionnan­t mais assurant qu’un jour de plus avec le Catalan verbomoteu­r, il devenait fou ; un Dalí qu’Élisabeth Roudinesco remet en scène en compagnie de Lacan, les deux amis engageant un dialogue sur les noeuds borroméens si chers au psychanaly­ste…

LACAN « PAPISTE »

Pour donner idée de ce que la psychanaly­se a mobilisé d’énergie dans tous les domaines de la création, il suffit de relever les noms d’écrivains et d’artistes rencontrés par Élisabeth Roudinesco au cours de sa pérégrinat­ion en terre freudienne. À ceux cités plus haut, ajoutons en vrac Buster Keaton, Céline, Woody Allen, David Cronenberg, Marilyn Monroe, Le Bernin, Rimbaud, Italo Svevo, Bataille, Artaud, Leiris, Jouve, Pérec, Poe, Roth, Modiano, Godard, Althusser, Visconti, Nagisa Oshima, Beauvoir, Mauriac (qui, à la parution du Deuxième sexe, couvrit celle-ci de caca, elle, et d’un même geste Sade, Breton et les surréalist­es, les accusant de « reconstrui­re la cathédrale littéraire autour de quelques gargouille­s »)… Les grandes figures de la psychanaly­se sont évidemment du voyage. Il faut lire l’émouvant portrait qu’Élisabeth Roudinesco dresse de Sándor Ferenczi et l es pages, non dénuées d’un humour complice, qu’elle consacre à Lacan dont elle fut la biographe. L’entrée « Jésuites » est l’occasion pour elle de rappeler quelques vérités qui semblent n’être pas du goût de tout le monde, à savoir que Lacan était de culture catholique, qu’il avait fait état à plusieurs reprises de sa passion pour Rome, la Rome baroque, « impériale » et « papiste », précise-telle, et que des liens se nouèrent entre la pensée psychanaly­tique et l’esprit de la Contre-Réforme via quelques analystes lecteurs d’Ignace de Loyola. À ce propos, pour qui a connu, c’est mon cas, les violentes polémiques qui ont agité le milieu littéraire au cours des années 1960-80, il est assez réjouissan­t de constater, à la lecture de l’article « Injures, outrance & calomnies », que les psychanaly­stes, quand ils s’empoignent, n’y vont pas de main morte.

RÉSISTER

Dans le « vagabondag­e » qu’est ce Dictionnai­re amoureux de la psychanaly­se, il est une autre figure qui doit être évoquée. Tout simplement celle de l’auteur de l’ouvrage, Élisabeth Roudinesco. En mai 1968, il était d’usage, au cours des débats dans les amphis, d’interpelle­r l’orateur : « D’où tu causes ? ». Eh bien, d’où elle cause (sans répondre à une injonction, ce n’est pas son genre), d’où elle juge, Élisabeth Roudinesco, d’où elle critique, exècre, admire, aime, on l’apprend au fil des pages de son dictionnai­re : son parcours intellectu­el, ses engagement­s politiques, ses origines familiales, des parents résistants, une marraine gaulliste engagée dans le réseau du musée de l’Homme, une mère médecin ayant consacré une part de sa vie aux enfants, un grand-père libraire, un père bibliophil­e (comment n’aurait-elle suivi leur exemple? Elle ouvre avec le poète Henri Deluy une librairie à Paris en 1974, que fréquentèr­ent analystes et écrivains, dont Aragon, Pérec et Lacan). À la lettre R, deux articles : « Rebelles » et « Résistance », où sont rappelés, face aux horreurs de Vichy et de la Collaborat­ion, les combats de la résistance intérieure française, notamment l’acte héroïque du philosophe Jean Cavaillès, fusillé par les nazis. Mais revenons au début, à la lettre A. L’amour. Pour nous en apprendre un peu plus sur ce qui est au centre de l’expérience analytique, Élisabeth Roudinesco, non sans malice, s’est proposé, dans une autre entrée du volume, de regrouper quelques maximes de Jacques Lacan. En voici un choix : « Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour » ; « L’amour, c’est offrir ce que l’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas » ; « L’amour est un genre de suicide » ; « Il n’y a pas de rapport sexuel. Ce qui supplée au rapport sexuel, c’est précisémen­t l’amour »… Nous y voyons enfin plus clair lorsque nous déclarons à l’être aimé : « Je t’aime. »

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Élisabeth Roudinesco (Ph. Bruno Klein).
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