La Fondation Albers depuis vingt ans
The Albers Foundation: Two Decades of Development
Depuis vingt ans, la Fondation Albers ne cesse de se développer. En plus de son siège dans le Connecticut, une résidence pour artistes a été inaugurée dans un village du Sénégal en 2015. Son directeur, Nicholas Fox Weber, nous a reçu pour évoquer à la fois la figure d’Anni Albers, celle de Josef son mari, et l’interprétation qu’il fait quotidiennement de leur héritage à travers les nombreux projets qu’il met en oeuvre pour la fondation.
« Everyone come first » concluait la tribune publiée par la Fondation Albers dans le New York Times du 26 janvier dernier, en réponse aux premières assertions de Donald Trump quelques jours après son investiture. Initiée en 1971 par Josef et Anni Albers, et largement développée à partir de 1976, cette structure est engagée dans le siècle. Auteur de la Bande du Bauhaus, livre qui raconte comme un roman les complexités artistiques et humaines de la vie quotidienne au Bauhaus, Nicholas Fox Weber prend souvent des chemins de traverse. Son texte, dans le catalogue de l’exposition du musée des Arts décoratifs l’Esprit du Bauhaus (2016-2017), parlait de la cuisine des Albers et de leur goût pour les fast food autant que pour le caviar ; celui qu’il a écrit la même année dans le catalogue de l’exposition Bernard Buffet au musée d’art moderne de la Ville de Paris portait sur l’artiste à Palm Beach. C’est lui aussi qui a eu l’idée d’offrir deux tableaux de Josef Albers à la Maison Blanche, « en l’honneur de Barack et Michelle Obama », ainsi qu’un très grand tapis réalisé à partir d’un tissage d’Anni Albers. Installée à Bethany, dans le Connecticut parce que le centre de New York aurait été trop coûteux, la fondation, qui a d’abord pour mission de défen- Josef Albers. « Homage to the Square: RenewedHope ». 1951. Huile / masonite.
61 x 61 cm. Oil on masonite
Kendall, Albers Foundation, Bethany, Connecticut. (Court. Josef and Anni Albers Foundation) dre l’oeuvre d’Anni et de Josef Albers, accueille aussi des chercheurs et des artistes en résidence, choisis selon des critères simples comme l’envie de travailler et de vivre seul. En échange, aucune contrepartie n’est demandée.
DU BAUHAUS AU CONNECTICUT Josef et Anni Albers se rencontrent en 1923 à Weimar, alors que Josef faisait déjà partie du Bauhaus dont il allait devenir l’un des principaux responsables, et qu’Anni venait d’y entrer comme élève avant de prendre
à son tour la tête de l’atelier de tissage, technique qui est progressivement devenue le coeur de ses recherches en art. Ils s’installent successivement à Dessau en 1925, où ils ont habité l’une des maisons de maître conçues dans la nouvelle école par Walter Gropius, puis à Berlin en 1932 en raison de la montée de l’extrême droite et de la fermeture de l’école, avant d’émigrer aux États-Unis où ils participent à l’aventure du Black Mountain College. C’est en 1950 qu’ils s’installent dans le Connecticut alors que Josef dirige le département de design de l’université de Yale. Comme le raconte Nicholas Fox Weber, « beaucoup de gens auraient aimé apprendre qu’il utilisait ses tissus à elle sur ses fauteuils à lui, mais cela n’a jamais été le cas. En revanche, ils avaient exactement le même système de pensée. Pendant toutes ces années, ils ont l’un et l’autre poursuivi leur oeuvre sans jamais collaborer réellement, sauf sur des oeufs de Pâques qui ont par la suite disparu. Ils ont en revanche partagé une communauté de vue ancrée dans l’idée de faire
des choses avec un minimum de moyens et un maximum d’effet, entre les essentiels Hommages au carré de Josef et les tissages comme les magistrales Six Prayers d’Anni ». La figure d’Anni Albers connaît au- Anni Albers. « Six Prayers » 1966-67. 186 × 297.2 cm. Coton, lin, fil. (The Jewish Museum, New York, Gift of the Albert A. List Family. © 2017 The J. and A. Albers Foundation/ARS).
Cotton, linen, bast, and silver thread
Kendall, Albers Foundation, Bethany,
Connecticut. Vue intérieure jourd’hui un regain d’intérêt – même si son travail a toujours été largement reconnu de son vivant, à commencer par une exposition personnelle au MoMA en 1949. Cela va de pair avec l’intérêt qui est aujourd’hui porté à certaines techniques traditionnelles comme la tapisserie : en témoignent les nombreuses expositions dont le travail de Sheila Hicks fait l’objet (elle est d’ailleurs une ancienne élève d’Anni et de Josef Albers à New Haven), l’intérêt porté au travail d’Etel Adnan, la réédition récente de son beau texte la Vie est un tissage, et la présence de la tapisserie dans la jeune création, chez Dewar et Gicquel et tant d’autres. Mais l’héritage artistique d’Anni Albers est peut-être à rechercher aujourd’hui du côté du design encore plus que de celui des arts plastiques.
THREAD
Imprégnée par les idées de transmission et de partage que portaient Josef et Anni Albers au Bauhaus puis au Black Mountain College, la fondation s’est aussi dotée d’une dimension philanthropique. À partir de la fin des années 1940, le couple Albers a fait de nombreux voyages au Mexique où Anni s’intéressait aux techniques vernaculaires des Indiens. Ce n’est pas là mais au Sénégal, par l’effet d’un des hasards de la vie, que Nicholas Fox Weber a commencé à mener des projets artistiques avec la population locale à partir de 2004, puis a inauguré un nouveau bâtiment en 2015, construit bénévolement par l’architecte japonaise Toshiko Mori, dans le village de Sinthian, près de la Gambie. De l’extérieur, on dirait un vaste toit qui vole au-dessus du sol ; il est destiné à recueillir l’eau de pluie, et construit en matériaux naturels pauvres, des cannes qui évoquent de loin les tissages d’Anni Albers. Cette antenne sénégalaise de la fondation porte le nom de Thread, à la mémoire d’Anni Albers à qui Paul Klee avait un jour suggéré de « prendre une ligne pour promenade ». Plusieurs jeunes artistes y sont accueillis chaque année, dans le même esprit qu’à Bethany, mais avec l’idée, cette fois, d’effectuer une recherche en lien avec les communautés sur place. Une école mixte, dont l’enseignement sera orienté vers l’agriculture, verra bientôt le jour dans le village de Fas, où aucune école n’avait jamais été ouverte jusque là. Comme Josef Albers dans ses premiers assemblages au Bauhaus, les artistes qui ont participé à Thread ont spontanément utilisé des matériaux de rebut. Matthias Persson a par exemple entrepris de créer une architecture de bambou, ponctuée de mots et d’objets, édifiée avec les enfants du village ; il a aussi réalisé une corde longue de 65 mètres, à partir
de vêtements récupérés ici et là, qui fut à l’origine de plusieurs travaux avec les uns et les autres. C’est tout l’esprit de l’oeuvre d’Anni Albers qui émane de Thread, l’idée d’un lien, l’idée, comme le formule Nicholas Fox Weber, que l’on peut aller « partout depuis partout ».
Anaël Pigeat Based in Connecticut, the Albers Foundation set up an artist’s residency scheme in a Senegalese village in 2015. Its director, Nicholas Fox Weber spoke to us about Anni and Josef Albers, and the way he works to perpetuate their heritage through the many projects he sets up with the Foundation. ——— “Everyone first” were the concluding words of the opinion piece published by the Albers Foundation in the New York Times on January 26 last, in response to the first statements made by Donald Trump after his investiture. Founded in 1971 by Josef and Anni Albers, and significantly developed since 1976, the Albers Foundation is no ivory tower. Nicholas Fox Weber, author of The Bauhaus Group, a book which vividly tells the story of the artistic and human complexities of everyday life at the Bauhaus, has a penchant for unusual angles. His text for the recent Bauhaus exhibition at the Musée des Arts Décoratifs in Paris (2016–17) talked about the Albers in their kitchen and their taste for both fast food and caviar. His text for the Bernard Buffet show at the Paris museum of modern art was about the artist in Palm Beach. It was his idea to offer two paintings by Josef Albers to the White House “in honor of Barack and Michelle Obama,” plus a big carpet based on a weave by Anni Albers.
BAUHAUS TO CONNECTICUT
Based in Bethany, Connecticut, because central NewYork was too expensive, the foundation that he directs continues to champion the heritage of Anni and Josef Albers, but it also welcomes researchers and artists in residence, chosen according to simple criteria such as the desire to work and live alone. Nothing is asked in exchange. Josef and Anni Albers met in Weimar in 1922. Josef was already in- volved with the Bauhaus and would become one of its leading figures. Anni had just entered the school as a student, and would go on to head the weaving workshop, as that practice became increasingly central to her artistic concerns. They moved with the school to Dessau in 1925, where they lived in one of the master’s houses designed for the new institution by Walter Gropius. With the rise of the Nazis, in 1933, Josef was one of the teachers who preferred to close the school rather than comply with their demands.The couple emigrated to the United States, where they were involved with the Black Mountain College through 1949. In 1950 they moved to Connecticut. Josef was now head of the design department at Yale. As Fox Weber notes, “Many would like to be told that he used her fabrics on his chairs, but that was never the case. However, they did both have exactly the same way of thinking. Over all those years, they each pursued their own career without ever really collaborating, except on Easter eggs, which have been lost. However, they did share the same point of view, based in the idea of making things with minimum means and maximum effect, what with Josef’s essential Homage to the Square series and weaves like Anni’s magisterial Six Prayers.” There has been a revival of interest in Anni Albers recently, even if her work always enjoyed considerable recognition when she was alive (she had a one-person show at MoMA in 1949).This uptick reflects the growing interest in tapestry ge- nerally, most evident in the many recent exhibitions by Sheila Hicks—herself a former student of Anni and Josef Albers in New Haven, and in the attention being given to the work of Etel Adnan, with the recent reprinting of her fine text Life is a Weaving. Then there is the use of tapestry by young artists, with Dewar & Gicquel only one of many examples here. That being said, the heritage of Anni Albers is perhaps even more evident in the world of design than in that of the visual arts.
THREAD
Steeped in the ideas of transmission and sharing championed by Josef and Anni Albers at the Bauhaus and then at the Black Mountain College, the Foundation has also developed a philanthropic dimension. From the late 1940s, the couple made frequent stays in Mexico, where Anni was interested in Indian vernacular techniques. It was not there, however, but, by one of life’s coincidences, in Senegal that Nicholas Fox Weber started carrying out artistic projects with the local population in 2004. In 2015 the Foundation inaugurated a new building in Sinthian, a village near Gambia. It was built pro bono by Japanese architect Toshiko Mori. From the outside, it looks like a giant roof flying above the ground. Built from modest natural materials, canes, that from a distance evoke the weaves of Anni Albers, its function is to gather rainwater. The Foundation’s Senegalese outpost bears the name Thread, in memory of Anni Albers, to whom Paul Klee once recommended that she “take a line for a walk.” Every year it hosts several young artists in the same spirit as at Bethany, but with the idea that the work done here will relate to the local community. A mixed school, with teaching specializing in agriculture, will soon be set up in the village of Fas, which has never had one before. Like Josef Albers in his first assemblages at the Bauhaus, the artists who took part in Thread spontaneously chose to use discarded materials. Matthias Persson created a bamboo structure, dotted with words and objects, working with the children in the village. He also made a piece of rope 65 meters long using recuperated clothes, which was the starting point for various pieces involving local participants. Thread fully conveys the spirit of Anni Albers, with its idea of linking, and the notion that, as Fox Weber puts it, you can go everywhere from anywhere.
Translation, C. Penwarden