André Derain
Centre Pompidou 4 octobre 2017 - 29 janvier 2018
Rien ne vaut le regard d’un peintre comme guide d’une exposition. Renouant avec une ancienne tradition, nous avons demandé à Marc Desgrandchamps de nous raconter sa visite de l’exposition André Derain qui se tient au Centre Pompidou jusqu’au 29 janvier. Dans les pages qui suivent c’est aux photographies que prenait Derain et que fait découvrir cette exposition, que s’intéresse Étienne Hatt.
Cette exposition consacrée à André Derain et organisée par Cécile Debray se concentre sur la décennie précédant la première guerre mondiale, guerre dont il est censé ne jamais être revenu si l’on en croit Picasso. Derain est alors très jeune, il a entre vingt et trente ans, et son oeuvre connaît de nombreux changements, des toiles fauves du début aux peintures sombres et hiératiques de l’immédiat avant-guerre. Cette diversité, la rapidité avec laquelle il enchaîne des processus de travail parfois très différents, suscitent curiosité et étonnement. Une chose d’emblée captivante est d’observer la relation du peintre avec la photographie. Un grand tableau réalisé en 1903, Bal à Suresnes, en témoigne. Il est peint à partir d’une photographie mise au carreau, une image dont Derain n’est pas l’auteur, même s’il a par la suite pris de nombreuses photos. Dans cette peinture, il respecte pour l’essentiel le motif initial, qui se voit cependant métamorphosé par l’emploi de couleurs franches juxtaposées en un clair-obscur criard. La toile est impressionnante, la proximité dévoilée avec son modèle en augmentant le trouble. On pense à des exemples picturaux plus tardifs et tout aussi proches de l eurs sources photographiques, le premier qui me vient à l’esprit étant dans les années 1930 le peintre anglais Walter Sickert et son portrait du roi Édouard VIII peint à partir d’une image de magazine, et ainsi jusque dans les années 1960 où les artistes pop et photoréalistes ne feront plus mystère de leur instrumentalisation de la reproductibilité technique. Il y a là un fil conducteur qui pourrait permettre d’ouvrir certains tiroirs trop rangés de l’histoire de l’art, Derain apparaissant de manière inattendue comme un acteur de ce rapport dialectique et stimulant entre peinture et photographie. Bal à Suresnes est aussi un écho de la vie militaire de l’artiste. En effet, trois années de conscription précèdent cette « décennie radicale », pour citer le titre de l’exposition, décennie qui se termine par cinq années de mobilisation dans les conditions que l’on sait, de 1914 à 1919, cela pour souligner une caractéristique biographique qui a pu accompagner certaines humeurs sombres et sceptiques attribuées à l’artiste. Un fait intrigant demeure la destruction qu’il opère d’une bonne partie de sa production au début de 1908. De quelle insatisfaction, de quel désappointement cette destruction est-elle le symptôme ? En 1904, à sa sortie de caserne, il va vers les paysages des environs de Paris et, très vite, apparaissent des tableaux remarquables comme Bords de Seine à Chatou ou la Seine au Pecq, ce dernier tableau déstabilisant le spectateur, la rangée d’arbres et les diagonales de la berge entraînant le regard en un basculement vers la droite, au bas de la composition. La peinture n’est pas enfermée dans un carré ou un rectangle, mais se donne à voir dans la possibilité du hors-champ. Parallèlement aux tableaux de Collioure et l’Estaque des années 1905 et 1906, tableaux rattachés à ce qu’il est convenu d’appeler sa période fauve, sont présentées de nombreuses aquarelles. Je ne les connaissais pas, et leur expressivité, leur spontanéité et leur harmonie sont une promesse de bonheur, pour reprendre cette formule stendhalienne. Les couleurs et les lignes se déploient sur le blanc du papier en des ensembles de figures souvent nues. Cette sorte d’Eden peut évoquer le Matisse du Bonheur de vivre, mais cela évoque aussi et plus directement les propres tableaux de Derain, l’Âge d’or et la Danse. La Danse est une peinture fascinante, entre autres par son aspect composite. La figure centrale pourrait s’être échappée de la première version des Demoiselles d’Avignon, celle de gauche provenir d’un tympan roman, et celle de droite retourner auprès des Femmes d’Alger peintes par Delacroix, telle que l’ont repérée certains commentateurs. Ce rapport très libre avec la vie des formes, presque désinvolte, fait du passé réactivé au sein du présent un mo- teur de recherche valable pour toutes les époques. Cette dimension temporelle se relie à une expérience culturelle et géographique, Derain s’imprégnant parallèlement des arts africains, asiatiques et océaniens, dans une approche qui n’est plus centrée exclusivement sur l’art occidental. Ainsi le coloris, la sinuosité des lignes, la radicalité des aplats, la frontalité des figures font de la Danse une des oeuvres majeures du siècle dernier. Par comparaison, j’ai été déçu par les grandes baigneuses qui viennent immédiatement après dans le parcours chronologique. Une des grandes versions manque car elle était montrée jusqu’au 29 octobre dans la belle exposition du musée d’art moderne de la Ville de Paris rassemblant Derain, Balthus et Giacometti. Celle du MoMA m’apparaît simpliste par son opposition entre la clarté des chairs et le fond sombre du bord de rivière. Celle de Prague, assez cézanienne, représente de massives baigneuses aux visages stylisés, dont le jeu appuyé des regards introduit une représentation presque anecdotique. En revanche, les petites versions ont d’avantage d’impact par leur simplicité. Les baigneuses y apparaissent comme des éléments formels et non des personnages. Suivant l’exemple de Cézanne, elles participent à l’architectonie du tableau. De très beaux paysages sont peints à Cassis dans les mêmes années. Leur tonalité est plus sourde qu’à Collioure, Londres ou l’Estaque. Les feuillages s’assombrissent en noir et vert de phtalo, pour parler précisément des couleurs. Un ciel bleu traversé d’une langue de blanc les fait jaillir par contraste, tout comme les troncs dont la trace scinde la surface de la toile au premier plan. En 1912, Derain séjourne à Vers, dans le Lot. Les paysages et les natures mortes réalisés sur place ont un aspect épuré, sévère, quelquefois âpre, âpre à la manière dont Paul Celan déclarait que la poésie était quelque chose de très haut, de très âpre. Je le ressens particulièrement dans Fenêtre à Vers, un moyen format où le noir et le gris installent une construction sobre et rigoureuse, rehaussée de quelques éclats de rouge et de rose. Cette rigueur contribue un peu plus tard à la monumentalité des Deux Soeurs et de Italienne assise, cette dernière inachevée laissant visible la toile en réserve. Le bleu dense et subtil de son corsage donne à ce portrait toute sa présence. Présence aussi des deux soeurs, figurées en une touche légère à la fois descriptive et autonome, dans le sens où j’ai le sentiment que, parfois, chez Derain, la figure surgit par inadvertance. Quelques dessins dans la dernière salle, des nus dans des paysages crayonnés en couleur, sont d’un trait si ténu qu’ils apparaissent presque imperceptibles. Leur fragilité même les rend précieux au regard, représentations vulnérables et préservées, juste avant la catastrophe de 1914.
Marc Desgrandchamps There’s nothing like a painter to guide you round the work of another painter. For the Derain exhibition showing at the Pompidou Center thru January 29 next, we asked Marc Desgrandchamps to do the honors and revive a venerable tradition. As for Derain’s photographs, a little-known aspect of his work that the Pompidou brings to light, Etienne Hatt discusses those at the back of this issue. ——— This André Derain exhibition organized by Cécile Debray focuses on the decade leading up to World War I, a war that, if Picasso is to be believed, he never got over. Derain was a young man at the time, between twenty and thirty, and his work went through many different phases, from the Fauve canvases of the early days to the dark, hieratic paintings of the immediate pre-war years. This diversity, and the speed with which he switched styles, are both intriguing and surprising. One immediately fascinating aspect of all this is the painter’s re-
lation to photography. A big painting made in 1903, Ball of Soldiers in Suresnes, bears witness to this. It was made by squaring up from a photograph, a picture that Derain did not create (even if he subsequently took large numbers of his own photos). In this painting he generally follows the original picture while metamorphosing it by the use of bold colors juxtaposed in a garish chiaroscuro. The canvas is impressive and its closeness to its model heightens the sense of uncertainty. It brings to mind later paintings that are just as close to their pictorial sources— the first that comes to mind is the portrait of King Edward VIII by the English painter Walter Sickert, based on a magazine picture. Comparisons continue into the 1960s, when the Pop artists and hyperrealists made no secret of their instrumentalization of technological reproducibility. This guiding thread could lead us to reopen some art historical drawers whose present neatness calls for a bit of serious rummaging. Derain appears in an unexpected light as protagonist of that dialectical and stimulating relation between painting and photography. Ball of Soldiers in Suresnes also echoes the artist’s military life. Three years of conscription preceded what this exhibition calls the artist’s “radical decade,” which ended with another five years of armed service, in conditions we all know well, from 1914 to 1919. This biographical element may help understand the dark, skeptical moods attributed to the artist. One intriguing fact is that he destroyed a good part of his work in early 1908. What dissatisfaction or disappointment did this betray? In 1904, after his period in the barracks, Derain was attracted to the landscapes around Paris. He started producing remarkable paintings like The Banks of the Seine at Chatou and The Seine at Le Pecq. The second painting particularly destabilizes the viewer, with the row of trees and the diagonals of the bank leading the gaze to switch down towards the area at bottom right of the composition. The painting is not enclosed in a square or a rectangle, but makes us imagine its possibility outside the frame. Parallel to the paintings of Collioure and L’Estaque in 1905 and 1906, which are associated with what is called his Fauve period, there are large numbers of watercolors.These were new to me, and their expressiveness, their spontaneity and their harmony are what Stendhal would have called a promise of happiness. The colors and lines spread over the white of paper in ensembles of figures that are often pared down. This kind of Eden sometimes brings to mind Matisse in Le Bonheur de vivre, but also, and more directly, Derain’s own paintings The Golden Age and The Dance. The Dance is a fascinating painting, not least because of its composite appearance. The central figure looks as if it has come out of Les Demoiselles d’Avignon, while the one on the left might hail from a Romanesque tympanum, and the one on the right could date back to Delacroix’s Women of Algiers, as a number of commentators have pointed out. This very free, almost casual relation to the world of forms, makes the artist’s reactivation of the past in the midst of the present function as a search engine that is valid for all periods. This temporal dimension is linked to a cultural and geographical one, in that Derain was steeping himself in African, Asian and Oceanic art at the time, breaking away from an exclusively Western artistic focus. The shades, sinuous lines, radical zones of flat color and frontality of the figures make The Dance one of the major works of the last century. In contrast, I was disappointed by the large bathers that come next in the chronological sequence. One of the big versions is missing, simply because it was shown in the fine exhibition at the Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris which ended on October 29, featuring Derain, Balthus and Giacometti. The MoMA work strikes me as simplistic in its handling of the contrast between the clarity of the flesh and the dark ground of the riverside. The Prague painting, with strong elements from Cézanne, represents thickset bathers with stylized faces, whose emphatic play of gazes introduces an almost anecdotal quality. In contrast, the simplicity of the smaller versions gives them greater impact. The bathers there are more like formal elements rather than characters. In keeping with Cézanne’s principles, they partake of the architectonics of the paintings. Derain painted some very fine landscapes in Cassis during these years. The tones are more muted than the Collioure, London or L’Estaque works. The leaves darken into phthalocyanine black and green, to use precise color terms. A blue sky with a long white cloud brings them out by effect of contrast, as it does the trunks whose lines cleave the surface of the canvas in the foreground. In 1912, Derain stayed in Vers, in Lot. The landscapes and still lifes he made there have a honed, severe look that is sometimes harsh—harsh in the way Paul Celan said that poetry was something very elevated, very harsh. I can sense it particularly in the Window at Vers, a medium format in which black and gray set up a plain, rigorous construction, heightened by a few glints of red and pink. This rigor contributes to the monumentality of the later Two Sisters and Italian Woman, the second work unfinished, with the reserve of the canvas visible. The subtle, dense blue of her bodice is what gives this portrait its presence. The same quality is evident in the painting of two sisters, represented with a light touch that is at once descriptive and autonomous, in that I sometimes have the feeling that, with Derain, the figure appears inadvertently. A few drawings in the last room, nudes in landscapes done in color pencil, are so slight as to seem almost imperceptible. Their very fragility makes them precious to the gaze, like vulnerable, preserved representations fashioned just before the disaster of 1914.
Marc Desgrandchamps Translation, C. Penwarden