Marcelin Pleynet L’Expatrié Gallimard, « L’infini », 80 p., 10 euros
Marcelin Pleynet n’est jamais là où on l’attend ! La réputation de critique pugnace (en art et en littérature, essentiellement) et de poète décisif qui est la sienne depuis les années 1960 n’est plus à faire, mais c’est le romancier qui attire aujourd’hui l’attention. Le personnage principal de l’Expatrié, Rom, est un Polonais, marié, père de deux enfants, qui a quitté son pays et sa famille. Accusé d’homosexualité par des policiers qui préféraient ne pas évoquer ses « activités avec l’Étranger » – son père est un apparatchik du régime communiste de l’époque –, il a choisi d’aller vivre ailleurs. C’est-à-dire qu’en échappant aux logiques patriotique et paternelle, il s’expatrie deux fois. Drôle de « roman familial », convenons-en! Et comme l’auteur déteste manifestement les plaintes, les regrets inutiles, le récit commence quand le personnage a réussi à passer les frontières, quand il est arrivé dans un hôtel de bord de mer, à Nice. Au gré du ressac, Rom médite dans cette première partie sur ce qu’il laisse derrière lui et ce qui est désormais à portée de main : son « entièreté »... La deuxième partie se situe quelques années plus tard. L’intuition que les dictatures ne sont pas les seuls lieux où l’on peut se sentir enfermé fait son chemin dans l’esprit du personnage. Cela peut se produire en France, dans une relation amoureuse ou dans l’exercice de son métier, par exemple. Pleynet ne force cependant pas le trait : la profession d’urbaniste du personnage est loin d’être dégradante et cette Odette, dont il partage la vie depuis quelque temps, s’avère être une musicienne intelligente, sensible… Mais voilà, il ne se sent pas concerné par sa profession et le contrôle familial ne se relâche jamais tout à fait, ici comme là-bas. Et dans ce jardin du Luxembourg où il déambule alors, à l’instant où il décide de partir à nouveau, il prend soudain, musicalement, conscience du chant des oiseaux qui accompagne ses réflexions... Le bruit des vagues le ramenant à son passé a cédé la place aux trilles des volatiles qui allègent l’atmosphère et trouent son quotidien… Partout, comprend-il, les vocalises des oiseaux comme la mélodie du clavecin rendent le monde plus respirable, plus habitable pour qui entend vraiment… Peu importe alors la masse d’un bâtiment incarnant le pouvoir (les « pierres grises » du Palais du Luxembourg) ou les inévitables zones d’ombre d’une relation de couple, le personnage est emporté là où il ne songeait pas aller, vers ce qu’il nomme son « royaume » (voir « Royauté » dans les Illuminations de Rimbaud). Il y découvre que s’expatrier, ce n’est pas fuir à nouveau, c’est conquérir sa souveraineté là où l’on est et vivre « heureux et réconcilié ». UNE FÊTE DE L’ÊTRE LIBRE Ce bref roman, soixante-cinq pages à peine, résonne un peu comme une des fulgurantes sonates de Scarlatti que joue incessamment Odette: le récit progresse par courts paragraphes entourés de « blancs », aérés de fréquents points de suspension; tout y est allusions, poudroiement de références… Rom part sans prévenir, s’arrête là où on ne s’y attendait pas et chaque pas accompli a creusé son abîme d’émotion réfléchie, de considération sensible mais que le lecteur a à peine eu le temps de reconnaître avant de passer à la suivante… Nous sommes ainsi, continuellement, dans la pensée mouvante, émouvante et savante en même temps du personnage. C’est une fête de l’être libre, éblouissante et déjà finie… avant de recommencer, ailleurs...
Thierry Romagné