Éric Marty L’Invasion du désert Manucius, 88 p., 15 euros
Dans l’Invasion du désert, Éric Marty, essayiste et romancier, revient à la proposition forte qu’il avait faite dans les Palmiers sauvages (2015) : le genre de la photofiction tel qu’il le conçoit et le pratique engage la littérature dans le déchiffrement des images. Le roman inclut ici des photographies de JeanJacques Gonzales comme autant de stases descriptives, rendues d’autant plus fortes que l’objet livre en lui-même est remarquable. Il ne s’agit pas seulement de faire la légende d’images qui seraient la raison du texte. Au contraire, la série s’organise et s’oriente suivant une logique résolument narrative. Rien de statique ni de heurté dans ce dispositif, malgré son hétérogénéité marquée : les photographies se fondent de façon fluide dans le cours d’un récit qui s’origine en elles. L’art du roman, en effet, sera d’articuler les images en leur donnant une trame autonome. Processus d’extraction fait de dialogue et de respect, d’une reconfiguration du visuel dans un espace imaginaire où la fiction interroge la matière des images et les rend parlantes. Une histoire d’amour se noue entre le narrateur, photographe français, et Lara, son modèle américain. Ce sont des enregistreurs de réel et des témoins, chargés d’ouvrir l’oeil, de capter les signes déposés dans le cadre autour d’eux et de garder trace. Ils deviennent peu à peu les gardiens et les sentinelles de ce lieu nu. Veilleurs malgré eux, attentifs au tressage de l’ancien et de l’actuel dans le dénuement même du paysage. Entre fiction inscrite dans un cadre existant, et images qui basculent dans le champ de l’imagination, la frontière est fragile, et c’est précisément cette zone mouvante que Marty explore, en déroulant le récit de ce qui « aurait pu avoir lieu » à partir de ces vues de nulle part. Ces fragments du désert de l’Arizona ont un ancrage géographique, mais ils pourraient aussi bien désigner une sorte de non-lieu, extraits d’une présence physique (minérale, aride) et désormais sans localisation fixe; détachées, ces photographies deviennent autant d’images itinérantes, insituables, représentatives d’une situation au monde, de tout temps et actuelles, comme l’est aussi la matière du récit. Mais Marty ne se contente pas de faire la légende de ces photographies qui se dressent, dans leur étrangeté rituelle, comme autant de pierres milliaires rythmant le récit. Il en fait la matrice d’une fable politique. L’histoire d’une attente à la lisière du monde. Les deux héros ne sont pas seuls : la presse qu’ils lisent fait état des migrants qui cherchent à traverser le désert et de la violence qui va à leur rencontre, celle qu’exerce la police de l’immigration. Ce beau titre paradoxal, l’Invasion du désert, trouve son sens dans les bruits qui parviennent. Le désert, lieu de l’isolement et de la désolation, devient le lieu contrasté de l’exil et du désir, de l’enfermement et du passage. La menace rôde au présent. La vacuité du désert témoigne alors, mieux qu’aucun autre lieu, de l’ouverture et du drame, ainsi que du risque constant de désinscription qui vise chacun, aussi bien en tant qu’individualité sensible (unique) que sujet politique (anonyme). Le désert se fait par excellence la plaque tournante des fantômes. Il se peuple de corps, qu’ils soient les corps sensuels et fiévreux des amants, les corps des très anciens morts ou ceux mis à mal par les forces de répression. Ce qui peut avoir eu lieu, en effet, nulle part et partout. C’est l’histoire d’un guet dans un lieu qui se déréalise et qui rejoint l’Histoire.
Laurent Zimmermann