On récolte ce que l’on sème
As ye sow, so shall ye reap Robert Storr
Présenté jusqu’au 6 janvier au Met/Breuer, Everything is Connected: Art and Conspiracy était, en esprit du moins, l’enfant de l’amour de deux talentueux jeunes commissaires, Douglas Eklund et Ian Alteveer. L’une de ses sources conceptuelles semble avoir été feu l’historien Richard Hofstadter, auteur de l’Anti-intellectualisme dans la vie américaine (1963) et d’un recueil d’articles publié sous le titre le Style paranoïaque dans la vie politique américaine (1964; trad. fr. François Bourin Éd., 2012), où il explore les traditions autochtones attardées qui ont donné naissance au Tea Party, au trumpisme, et à une foule de tendances populistes réactionnaires. (Un livre du même genre serait aujourd’hui nécessaire pour chaque pays d’une Union européenne chancelante, avec une version française centrée sur les 3 P : Pétain, Poujade, Le Pen.) L’autre source de l’exposition du Met/Breuer était Mike Kelley, qui a longtemps évoqué un projet sur le rôle des théories du complot dans la vie américaine. Ces théories se font connaître et éprouver par le biais de toute cette désinformation sinistre et de toutes ces explications globalisantes de tout qui semblent nous menacer, circulant sur les ondes hertziennes, affichées en caractères voyants sur les manchettes des journaux, sur les autocollants et les banderoles le long des autoroutes. Leur contenu importe peu – plus on s’aventure à suivre leur logique perverse, plus les fantasmes dystopiques de l’extrême gauche et de l’extrême droite deviennent exotiques et, paradoxalement, convaincants. Voilà pourquoi la plupart de ces théories sont l’émanation ouvertement holistique de sociopathes, plus pressés de propager leur vision supérieure d’une apocalypse imminente que de la prévenir ou de lui survivre. Cela étant dit, sans surprise, presque toutes ces prédictions lugubres expriment avant tout un désir de mort profondément implanté dans notre civilisation. Pour tous ceux-là, la parenthèse temporelle se refermera par la Fin des Temps, alias la Fin du Monde, die Götterdämmerung, la Lutte finale, l’Armageddon. Débrouillez-vous avec ça ! Eklund et Alteveer écrivent dans leur note d’intention : « Étant donné la complexité de l’ordre du monde dans l’histoire récente, comment donner un sens à tout cela ? Si tout est connecté, que faire? Que faire si tout émane d’un unique noyau de pouvoir ? » Les organisateurs font ainsi un usage très raisonnable de la terminologie actuellement en vigueur. Mais ne serait-il pas plus approprié de parler du Nouveau (Dés-)ordre du Monde? Surtout si l’on considère le fatras disparate de présages et d’« indices » d’un désastre imminent, que désignent désespérément futurologues et explorateurs du « côté obscur ».
RIGUEUR POLÉMIQUE
Pour cette exposition parfois ample, plus tendue ailleurs, les commissaires ont combiné les paramètres habituels du bric-à-brac de l’exposition collective thématique à la rigueur polémique de la manifestation d’actualité. Le résultat en était une fête pour les yeux (dussent ceux-ci recevoir parfois une giclée de jus de citron ou de tabasco), et un vaste aliment pour la pensée, à une époque où un régime quotidien d’informations en continu, aussi fallacieuses que vite imprimées, soumet son public-cible, majoritairement américain, à une véritable famine critique. Parmi les vedettes généralement familières de ce public, figurent des pièces surgies des profondeurs de l’ère Reagan, de Peter Saul (en couverture du catalogue), Öyvind Fahlström, figure majeure de la guerre du Vietnam et qui attend toujours une rétrospective en bonne et due forme à New York, Hans Haacke, Jenny Holzer, Rachel Harrison (à qui est consacré l’espace personnel le plus vaste), Jim Shaw, Raymond Pettibon et Mike Kelley lui-même. Ayant atteint l’extrémité occidentale du continent édénique découvert et colonisé par les Européens, tous ces Californiens ont commencé à méditer les conséquences catastrophiques de la maxime « Souille ton nid et pars pour l’Ouest ». Parmi les découvertes et redécouvertes des commissaires figurent l’Afro-Américain Gerald Williams (le collagiste du chaos) ; le dessinateur de bande dessinée des Black Panthers, et ancien ministre de la Culture du Black Panthers Party, Emory Douglas ; les activistes anti-sida des années 1990 Gran Fury ; les appropriationnistes des années 1980 Sarah Charlesworth et l’artiste / marchand Peter Nagy ; et Mark Lombard, grand maître dans l’art de rendre explicite les connexions cachées, dont les diagrammes élégants et minimaux, où se concentre une puissance maximale, nous congèleraient l’esprit s’ils n’étaient pas si beaux. La contribution la plus inattendue est celle de l’extravagante House on Fire de Sarah Jane Johnson, sorte de miniaturisation des sinistres comédies architecturales de Paul McCarthy, objet de contemplation adéquat au moment où nous entrons dans la troisième année du règne néronien de M. Drumpf.
Traduit par Laurent Perez
In spirit if nothing else, Everything is Connected: Art and Conspiracy currently on view at the Met/Breuer is the love child of two parents as well as the work of two gifted young curators, Douglas Eklund and Ian Alteveer. One conceptual source seems to have been the late historian Richard Hoftader, author of Anti-Intellectualism in American Life (1963) and a collection of essays published as The Paranoid Style in American Politics (1964), both of which explore the know-nothing, nativist traditions that shaped every aspect of the Tea Party Movement, Trumpism and a host of reactionary populist tendencies. (Might another such book be written for every country in the wobbly European Union, with the French edition focusing on the three P’s: Pétain, Poujade and Le Pen.) The other source for the Met/ Breuer show was Mike Kelley, who for years talked about a project exploring the role of conspiracy theories in American life. They make themselves known and felt by all the creepy disinformation and totalizing explanations for everything that supposedly ails us, disseminated through the airwaves, in crank newsletters and the op-ed columns of newspapers large and small, and on bumper stickers and highway billboards. Whatever their specific bent – and most are bent to the point of knotting - the further out on a limb you follow their perverse logic, the more exotic but paradoxically congruent the dystopian delusions of the extreme left and right become. That is because most are the ostensibly holistic visions of sociopaths more intent on propagating their superior insights into the approaching apocalypse than on preventing or surviving it. Unsurprising given that almost all these dire predictions express civilization’s deep-seated death wish. The unifying temporal perenthesis for them all is end times a.k.a. armaggedon, die gotterdamurung, la lutte finale, the last battle, the rapture. Good luck with that! In their curatorial statement Eklund and Alteveer write: “Given the complexities of the world order in recent history, how does one make sense of it all? What if everything is connected? What if it emanates from a single nexus of power?” So saying, the organi-
zers have had quite reasonable recourse to terminology presently in use. But might it not be more accurate to speak of the New World Disorder? Especially considering the disparate array of omens and “clues” to impending disaster that “dark side” seers and futurists desperately point to.
POLEMICAL RIGOR
The exhibition is baggy in some parts and drum tight in others; the curators have combined the omnium gatherum parameters of the archetypical thematic group show and polemical rigor of the topical show to provide a feast for the eye (albeit one that can make you blink like a squirt of lemon juice or tabasco sauce) and ample food for thought, while their primarily American target audience are otherwise starving for critical nourishment in their daily diet of streaming news, fake as well as fit-to-print. Among the stand-outs generally familiar to that public are pieces from the depths of Reagan era 80, by Peter Saul – he sets the tone on the cover of the catalog; Oyvind Fahlstrom, a major figure of the Vietnam War era ripe for a full dress retrospective in New York; Hans Haacke; Jenny Holzer; Rachel Harrison, who has the biggest single space; Jim Shaw; Raymond Pettibon and Mike Kelley himself, all Californians, who having reached the outer rim of the continental paradise European settlers sought out and colonized, began to contemplate the hopeless implications of the adage “foul your nest and move on West” Of the curators’ discoveries or re- discoveries, some of the highlights are African-American collagist of chaos, Gerald Williams; Black Panther cartoonist and former Minister of Culture of the BP Party, Emory Douglas; 1990s AIDS Activists Gran Fury; 1980s Appropriationists Sarah Charlesworth and artist/dealer Peter Nagy, and the grand master of making hidden connections explicit, Mark Lombardi, whose elegant, minimal diagrams of maximally nested power would freeze the mind if they weren't so beautiful. The most unexpected entry was Sarah Jane Johnson’s subtly topsy-turvy House on Fire – a kind of miniaturization of Paul McCarthy’s sinister architectural chamber-comedies – which is an apt object of contemplation as we enter the third year of Herr Drumpf’s Neronic reign.