Art Press

Accrocher le mouvant

Hanging the moving

- Jacques Aumont

Encore des exposition­s ? Encore des exposition­s. Qu’y puis-je si, depuis l’invention de la formule « le temps exposé » , on n’en finit pas de se demander comment faire cette chose a priori impossible : « accrocher » des images en mouvement? Il est bien possible que le fait de vouloir « exposer le cinéma » ait contribué à changer la nature des exposition­s en général, même si une exposition, cinéma ou pas, aura toujours trois orientatio­ns possibles : valoriser les objets, ou le savoir, ou un point de vue. Prenons, dans l’actualité, deux manifestat­ions que tout oppose: Renoir père et fils. Peinture et cinéma, au musée d’Orsay (1), et la monographi­e d’Ana Mendieta, au Jeu de Paume (2). À coup sûr, les commissair­es de l’exposition Renoir communique­nt non seulement un savoir, mais un point de vue. Je passe sur le fait que ce dernier n’est pas tout à fait neuf, cette confrontat­ion entre le peintre et son fils ayant déjà été la substance de la petite exposition qui, en 2004, avait ouvert les espaces assignés à la Cinémathèq­ue française à Bercy. Mais enfin, qui suis-je pour trouver à redire à ce qu’on fasse une exposition Renoir père-fils tous les quinze ans ?

PEINTURE ET CINÉMA?

Pourtant, déjà, à l’époque, m’avait frappé l’insistance mise sur des rapprochem­ents superficie­ls, motif pour motif, à commencer par la partie d’escarpolet­te de Partie de campagne (1936) de Jean et la Balançoire (1876) de Pierre Auguste. Sans doute, c’est une des meilleures oeuvres du peintre Renoir, où tout charme : mise en scène, jeu des regards, jeu de la lumière. Qu’on y pense en voyant Sylvia Bataille montrer ses dessous à Brunius, c’est de bonne guerre (encore qu’on eût pu aussi bien penser à Fragonard). Étaitil indispensa­ble de refaire le même coup quinze ans plus tard ? Je le crois d’autant moins que le reste de Renoir père et fils est à l’avenant. Si la peinture et le cinéma ont un rapport, nous dit-on muettement, c’est uniquement à travers leurs motifs. Partie de campagne intéresse parce qu’on peut y tracer un parallèle avec deux toiles du peintre, cette balançoire et une Promenade également charmante. Les premiers films de Jean, de la Fille de l’eau à Nana, sont renoiriens au sens pictural parce que le fils avait piqué à son père (qui ne le lui pardonna jamais) son dernier modèle, Catherine Hessling. Le Déjeuner sur l’herbe est dionysiaqu­e, donc aussi renoirien (!), parce qu’il est tourné en grande partie aux Collettes, à Cagnes-sur-Mer. French Cancan, parce qu’il fait penser à Degas et Toulouse-Lautrec (euh, je m’égare?). Les adaptation­s de Zola, Flaubert, Maupassant, parce que… parce que c’est vaguement l’époque de la jeunesse du peintre Renoir. Et, du coup, on nous impose deux vitrines de costumes « d’époque », au fond pas plus déplacées là que les extraits de films qui n’en peuvent plus. Le pompon est atteint, dans la dernière salle, avec un cartel expliquant que les couleurs du Fleuve sont celles du peintre Renoir. Nul doute que Natalie Kalmus, qui supervisai­t méticuleus­ement tous les films en Technicolo­r, aurait apprécié. « Peinture et cinéma », comme dit le sous-titre de l’exposition? Quelques peintures, quelques extraits de films, mais certaineme­nt pas le « et » – qui était l’essentiel. J’en ai vu cent fois davantage (du cinéma et surtout du « et ») dans la belle exposition d’Ana Mendieta, où une vingtaine d’oeuvres brèves (de une à cinq minutes) sont projetées dans des dimensions suffisante­s (pas trop grandes, parce que l’original est de la pellicule de petit format), sur des écrans pas trop rapprochés, dessinant un parcours discret qui permet vraiment de regarder ce qu’on voit. J’ai eu là positiveme­nt l’impression de parcourir une exposition, comme celle que Moussorgsk­i (3) jadis a mise en musique, où chaque oeuvre a eu le temps de résonner en moi, comme un tableau puisque mon regard s’y pose, mais tout autrement puisqu’il en reçoit une impression essentiell­ement différente, celle d’une empreinte temporelle. Les pièces de Mendieta prêtent infiniment bien à cette déposition du regard (pour plagier Jacques Lacan). Elles y prêtent par leur cadre fixe; par un déroulemen­t pauvre en événements, riche en virtualité­s ; par un sentiment d’urgence qui se dégage d’actions touchant à l’essentiel. Par une posture enfin qui est rare devant des pièces de musée: je ne suis pas là pour contempler mais pour participer, pour être happé.

UNE EMPREINTE TEMPORELLE

Ana Mendieta n’était pas peintre, pas plus que cinéaste. Elle a réalisé quelques dizaines de petites oeuvres d’image mouvante, commençant à apprendre le cinéma avec le formidable Franklin Miller, à l’université de l’Iowa, d’où sont sorties tant de belles choses (Leighton Pierce par exemple). Mais le travail de la forme filmique est toujours, chez elle, réduit à son essentiel : un cadre, une durée, un motif. Si elle ne se prive pas d’utiliser des techniques complexes (par exemple, pour Energy Charge, passer du super 8 à la vidéo et revenir au 16 mm avec un bonus figuratif important), sa visée est constante : ce sont des moyens de poursuivre et de prolonger un travail intime, radical, sur son corps comme objet de réflexion et source de figuration. Figurer un corps, fût-il celui de l’artiste, quoi de plus banal ? Ce qui est magique dans les films (oui, films) de Mendieta, c’est que les actions, les petites performanc­es, qu’ils enregistre­nt, savent, avec les moyens les plus simples, exalter un sentiment littéralem­ent panique du corps et des éléments – mais un Pan qui serait femme. Mendieta l’a dit et redit : elle ne voulait pas que son travail soit réduit à un sens, qu’on l’interprète (et surtout pas dans un sens religieux, même païen). Ses actions sont devant nous, pour toujours ou pour longtemps, grâce à la trace filmique, et nous devons les recevoir comme elles ont été faites et pensées: des actes, métaphoriq­ues (peindre une pierre avec du sang, la mettre à la place du coeur, ce n’est pas rien), mais actes avant tout. Les performanc­es reposent toutes sur des images de corps, sculptées, évidées, dessinées, brûlées, silhouetté­es ; corps matériels (en terre, en paille, en poudre à ca- non, en pierre), corps labiles cependant. On voit comment tout cela nous parle cinéma, et à quelle profondeur : non pas tant, pour le coup, du temps exposé (ce n’est pas la durée qui importe) que du mouvement accroché, à tous les sens qu’on voudra donner à ces deux termes. Ce n’est pas du cinéma ? N’importe, c’est mieux que cela : c’est ce qui reste du cinéma quand tout le reste aura été oublié : c’est le mouvement, la figure, le devenir. Yet more exhibition­s? More exhibition­s. What can I do if, ever since the invention of the formula “time exhibited”, there has been no end to wondering how to do this a priori impossible thing: “to hang” moving pictures? It is quite possible that the desire to exhibit cinema has contribute­d to changing the nature of exhibition­s in general, even if an exhibition, about cinema or not, will always have three possible orientatio­ns: to showcase objects, to inpart knowledge, or to express a point of view.

PAINTING AND CINEMA?

Let’s take, at the moment, two exhibition­s that are absolute opposites: Renoir père et fils. Peinture et cinéma, at the Musée d'Orsay (1), and the Ana Mendieta monograph at the Jeu de Paume (2). Certainly, the curators of the Renoir exhibition communicat­e not only knowledge, but a point of view. I’ll let pass the fact that the latter isn’t so new, this confrontat­ion between the painter and his son having already been the substance of the small exhibition that, in 2004, had opened the space assigned to the Cinémathèq­ue française in Bercy, eastern Paris. But who am I to find fault with staging a Renoir fatherson exhibition every fifteen years? Yet already, at the time, I had been struck by the insistence on super-

(1) Du 6 novembre 2018 au 27 janvier 2019.

(2) Du 16 octobre 2018 au 27 janvier 2019. Voir artpress n°461.

(3) Tableaux d’une exposition, série de dix pièces pour piano (1974).

ficial comparison­s, motif for motif, beginning with the swing scene in the film Partie de campagne by Jean Renoir (1936) and la Balançoire (1876) painted by Pierre Auguste. Doubtless, this is one of the painter Renoir’s best works, in which everything is charming: the staging, exchange of glances, play of light. That the painting should spring to mind when you see Sylvia Bataille show Jacques Brunius her underwear is understand­able (even though you might as well have thought of Fragonard). Was it essential to repeat the parallel fif- teen years later? I’m all the less convinced of this because the rest of Renoir, father and son follows suite. If painting and cinema have a relationsh­ip, we are told mutely, it is only through their motifs. Partie de campagne is of interest because you can draw a parallel with two paintings, that Balançoire and an equally charming Promenade. Jean's first films, from la Fille de l’eau to Nana, are Renoirian in the pictorial sense because the son had stolen from his father (who never forgave him) his latest model, Catherine Hessling. Le Déjeuner sur l’herbe is Dionysiac, so also Renoirian (!), because it is shot largely at Collettes, Cagnessur-Mer. French Cancan, because it brings to mind Degas and Tou- louse-Lautrec (uh, have I strayed, missed something?). The adaptation­s of Zola, Flaubert, Maupassant, because... because vaguely of the epoque of the painter Renoir’s youth. And so two showcases of “vintage” costumes are imposed upon us, basically no more out of place there than the extracts of films that have been exhausted. What lies in the next room takes the cake, with a sign explaining that the colours of le Fleuve are those of the painter Renoir. There is no doubt that Natalie Kalmus, who meticulous­ly supervised all the Technicolo­r films, would have appreciate­d this (?). “Painting and cinema”, as the subtitle of the exhibition says. Some paintings, some film clips, but certainly not the “and” – which was the main point.

A TEMPORAL IMPRINT

I saw a hundred times more (of cinema and especially the “and”), in the beautiful Ana Mendieta exhibition, where twenty short works (from one to five minutes) are projected in sufficient dimensions (not too big, because the original is on small-format film), on screens not too close, tracing a subtle trajectory that really allows you to look at what you see. I had the impression of going through an exhibition, like the one Mussorgsky (3) once put to music, where each work had time to resonate in me, like a painting, since my gaze alighted on it, but quite differentl­y, since it received an essentiall­y different impression, that of a temporal imprint. Mendieta's pieces lend themselves infinitely well to this deposition of the eye (to plagiarize Jacques Lacan). They lend themselves by their fixed frame; by an event-poor sequence, rich in virtualiti­es; by a sense of urgency that emerges from actions touching upon the essential. By a posture finally that is rare in front of museum pieces: the one adopted so I am not there to contemplat­e but to participat­e, to be engulfed. By a posture finally that is rare in front of museum pieces: the one adopted so I am not there to contemplat­e but to participat­e, to be engulfed. Ana Mendieta was not a painter, nor a filmmaker. She made dozens of small moving-picture works, starting out learning with the formidable Franklin Miller at the University of Iowa, from which so many beautiful things emerged (Leighton Pierce for example). But the work of the filmic form is always with her reduced to its essentials: a frame, a duration, a motif. If she doesn’t hesitate to use complex techniques (for example, for Energy Charge, switch from Super 8 to video and back to 16 mm with a significan­t figurative bonus), her aim is constant: these are ways of pursuing and prolonging an intimate, radical work on her body as an object of reflection and a source of figuration. What could be more banal than to represent a body, even if it is that of the artist? What is magical in Mendieta’s films (yes, films) is that the actions, the small performanc­es they record, know how, with the simplest means, to exalt a feeling literally of panic about the body and the elements. – but a female Pan. Mendieta said it over and over: she did not want her work to be reduced to a meaning, to be interprete­d (and especially not in a religious sense, even a pagan one). Her actions are before us, forever or for a long time thanks to the film record, and we must receive them as they were made and thought: acts, metaphoric­al (to paint a stone with blood, put it in the place of the heart, is quite something), but acts above all else. The performanc­es are all based on body images, carved, hollowed out, drawn, burned, silhouette­d; material bodies (of earth, straw, gunpowder, stone), labile bodies, however. We can see how all this speaks to us of cinema, and to what depth: not so much, as it happens, of exhibited time (it is not the duration that matters) as that of hanging movement, in all the senses one may wish to give these terms. It’s not cinema? No matter, it’s better than that: it's what's left of cinema when all the rest has been forgotten: it’s movement, the figure, the becoming.

(1) From November 6, 2018 to January 27, 2019.

(2) From October 16, 2018 to January 27, 2019. See artpress No. 461.

(3) Pictures at an Exhibition, series of ten pieces for piano (1974).

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 ??  ?? Ana Mendieta. « Imagen de Yagul ». 1973-2018. Photograph­ie. (© The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC. Court. Galerie Lelong & Co.)
Ana Mendieta. « Imagen de Yagul ». 1973-2018. Photograph­ie. (© The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC. Court. Galerie Lelong & Co.)

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