GRANDE INTERVIEW
Figure excentrique de la scène artistique européenne, Erik Kessels est animé d’une profonde curiosité. Son goût immodéré pour les formes les plus populaires ou les plus triviales de la photographie, en passant par les images disponibles en flux continu su
Erik Kessels. Provocations vernaculaires
Vernacular Provocations
Interview par Safia Belmenouar
Je ne vais pas chercher à vous définir comme un directeur artistique, un éditeur ou un commissaire d’exposition. Comme vous le dites vous-même, vous n’avez pas besoin qu’on pose une étiquette sur vos activités. Tout votre travail forme un ensemble cohérent où tout est connecté. Partons donc de là. Votre première rétrospective, The Many Lives of Erik Kessels, dont le commissariat a été réalisé par Francesco Zanot, a eu lieu à CAMERA, Centro Italiano per la fotografia, à Turin, en 2017. Quel regard portez-vous sur ces vingt ans de carrière? J’ai suivi une formation de graphiste et d’illustrateur. En 1996, j’ai fondé ma propre entreprise, KesselsKramer. J’avais auparavant travaillé pour diverses entreprises. Lorsque je travaillais dans une agence, à Londres, je me suis rappelé le photographe Simon Larbalestier, qui ne faisait que des couvertures pour les albums des Pixies. Je trouvais que ses couvertures et la musique des Pixies allaient vraiment très bien ensemble. Un jour, un portfolio de Larbalestier est arrivé à l’agence. Ça m’a ouvert les yeux: « OK, je peux aussi travailler avec ce type, qui produit en fait un gros travail indépendant, dont il se sert pour ses albums. » C’est là que, pour la première fois, j’ai réalisé que je pouvais faire mes propres choix. Quelques années plus tard, j’ai eu l’opportunité de travailler avec Carl De Keyzer, de l’agence Magnum. J’étais très anxieux mais je me disais que la confrontation pourrait être sympa et intéressante – avec une toute petite friction entre nous, car il était reporter et photographe documentaire, tandis que je travaillais pour une entreprise de mode ! À première vue, nous aurions pu croire que ça ne marcherait pas vraiment, mais le travail qu’il a produit fut très stimulant et donnait plus d’authenticité au résultat final.
Entre 1995 et 2000, j’ai pris mes marques en travaillant avec toutes sortes de photographes, débutants ou plus établis, comme Vivian Sassen, Hans van der Meer, Hans Aarsman, Jacqueline Hassink, Bertien van Manen, Dana Lixenberg, etc. Mais, soudain, le métier a changé: de nombreux photographes de publicité traditionnels ont disparu. Il n’en reste presque plus un seul, du moins en Hollande. Le travail est maintenant réalisé par des photographes qui ont aussi ponctuellement un travail éditorial, personnel ou commercial, qui exposent dans des galeries d’art ou des musées, etc. C’est ainsi que je me suis intéressé à la photographie au début, et que j’ai appris de plus en plus de choses. La première image que j’ai achetée était un Salgado, que je n’aime plus. Son travail me semble trop soigné, trop parfait d’une certaine manière.
À un moment donné, j’en ai vraiment eu assez de la perfection dans les images. Vers 2000, j’ai commencé à chercher des matériaux dans les marchés aux puces. J’aimais le côté intime, la naïveté de ces images trouvées. J’ai commencé à utiliser certaines de leurs techniques dans mon travail publicitaire. Pour une campagne, par exemple, j’ai délibérément choisi des images où le mannequin a les yeux fermés ou la bouche grande ouverte. Ce sont des images idiotes mais, en un sens, beaucoup plus authentiques. Quand j’ai acheté mes premières photographies vernaculaires, à Barcelone – les images de la femme espagnole –, je les ai gardées dans mon bureau pendant deux ans. Je les montrais à quelques amis, Julian Germain, Hans Aarsman. « Pourquoi ne fais-tu rien avec ces images ? Il faut que tu les sortes de leur contexte. Tu pourrais même raconter une histoire à partir d’elles », me disaient-ils. Au fond, j’avais besoin qu’on me motive. J’ai montré certaines des images dans une galerie à Barcelone en 2002: c’est comme ça que le premier volume de la série In Almost Every Picture a commencé. Les premières réactions ont été positives. Cela m’a étonné. Cela m’a incité à continuer le projet consistant à prendre des images, les déplacer dans un contexte différent, et en faire une histoire.
La base est toujours la même, je travaille avec des photographies ou avec différents photographes, mais je ne suis pas photographe moi-même. Je me suis construit avec les images des autres, à faire des choix, à « tuer leurs petites chéries (1) » au lieu des miennes. Ma première grande exposition, Loving your Pictures, a été présentée au musée d’art contemporain d’Utrecht, le Centraal Museum, en 2006. L’année suivante, elle a été montrée aux Rencontres d’Arles. J’étais curieux de voir la réaction des gens, car j’étais connu comme directeur artistique, non comme commissaire d’exposition. L’exposition a été critiquée, non parce que j’en était le commissaire, mais parce que les gens voyaient soudain des instantanés – c’est comme ça que je les appelais – sur les murs d’un musée. Il va sans dire que je recherchais la provocation ! Il s’avéra au bout du compte que de nombreux visiteurs étaient intrigués par le concept d’exposer des photographies qu’ils auraient pu faire eux-mêmes.
Ma carrière s’est de plus en plus diversifiée avec le temps. Par exemple, la semaine prochaine, je donne une journée de cours dans une école de théâtre, puis je fais purement du design ou je suis le commissaire d’une nouvelle exposition pour un festival. C’est excitant, car le plus important pour moi est de disposer d’assez d’espace pour penser librement dans chaque discipline.
DES DÉFIS INFINIS
Commençons par le commencement: votre premier livre, Missing Links, publié en 1997 à Amsterdam par Do Publishing, est fondé sur votre collection de Polaroids. Deux questions viennent immédiatement à l’esprit : pourquoi utiliser des Polaroids, et pourquoi ce titre? J’ai toujours pris beaucoup de Polaroids, et je continue à le faire. Un soir, chez moi, j’ai montré mes Polaroids à un ami photographe, Julian Germain, et il a commencé à les disposer dans la pièce. Il essayait de composer une longue bande d’images, ce qui est probablement la meilleure chose à faire lorsqu’on dispose d’un choix d’images sans liens les unes avec les autres. Il se peut que rien ne les relie mais, quand on prend le temps de les regarder une à une, on parvient à remplir l’espace qui les sépare et à construire sa propre histoire. C’était une expérience pure et simple.
Missing Links est le seul livre où je suis crédité comme photographe, et ce n’est même pas moi qui ai fait l’editing. C’est drôle, non? J’ai publié en 2016 un livre à Barcelone chez RM, Image Tsunami, où figurent de nombreuses images de moi, des images que j’ai faites avec mon téléphone et mélangées à
d’autres trouvées sur internet. Aucune des images n’est créditée ; toutes se trouvent donc sur un pied d’égalité. Ça me plaît ! Quel est le point de départ de chaque nouveau projet : un concept, des images trouvées dans un marché aux puces, une discussion avec un artiste ou une institution ? Mon point de départ est toujours la curiosité de découvrir une nouvelle histoire ou de compléter une histoire non terminée. C’est comme une enquête! J’ai toujours besoin de découvrir de nouvelles choses, des choses différentes de mes projets précédents. Mais je ne suis pas pressé. Dans les deux dernières années, par exemple, je n’ai publié aucun nouveau volume de ma série In Almost Every Picture. Il faut que je trouve un thème. Trois livres sont presque prêts pour la publication, mais je ne suis pas encore convaincu. Ils restent dans mon ordinateur ; j’ai besoin de me sentir stimulé, excité par ce que je fais. Quand j’ai une nouvelle idée et que je sais exactement quoi en faire, tout va vite et le livre peut être fini en un jour ou deux. Le processus de réaliser, ou de travailler sur quelque chose et de la produire, est beaucoup moins excitant quand tout est déjà là. Et quand c’estdéjà là, il est alors beaucoup plus difficile d’y prendre plaisir. Quel regard portez-vous sur l’édition de livres et la sélection d’oeuvres d’art pour une exposition ? Quelles sont les différences et/ou les points communs entre faire des livres et faire des expositions ? Je ne pense pas qu’il y ait de points communs. En tant qu’éditeur et non photographe, je me sens beaucoup plus à l’aise pour jouer avec les images. Je peux me permettre d’être plus brutal avec elles, de faire des choix plus radicaux durant le processus d’édition. Par exemple, In Almost Every Picture ressemble à un roman. Les volumes sont presque entièrement composés d’images, avec un court texte à la fin (l’idée initiale était d’aboutir à un livre de lecture uniquement composé d’images). Le cerveau a besoin de traiter l’information visuelle pour obtenir une histoire. Tel était le concept du livre en tant qu’objet. Pendant longtemps, beaucoup de photographes utilisaient exactement les mêmes dispositifs pour leurs livres et leurs expositions: les mêmes images, imprimées, encadrées, alignées sur le mur. Cette époque est heureusement révolue. Faire des expositions est plus excitant à mes yeux, car je peux vraiment jouer sur les différents espaces, les lumières, l’odeur et les sons. Chaque projet est une nouvelle expérience et le lieu de défis infinis.
DES MERDES, DES RATÉS
Le dispositif de vos expositions est souvent déroutant – je veux dire qu’il ne s’agit pas de rangées d’images accrochés à des murs blancs. Vous vous efforcez de faire que les gens regardent différemment, et ressentent des choses différentes. L’expérience de l’exposition prend également en compte le corps et la manière dont il interagit avec les oeuvres. Pourriez-vous nous en parler ? C’est essentiel pour les expositions de photographie, car c’est un art dont l’origine est totalement différente des autres. Je connais une exception : The Family of Man, dont le commissaire, au MoMA en 1955, était Edward Steichen. Si vous repensez à l’installation de cette exposition, elle est extravagante et bizarre. Cela à avoir avec la manière dont son commissariat est réalisé. Tout est énorme, tout est voyant. Dans les années 1980 et 1990, les expositions de photographie étaient très ennuyeuses, peut-être parce qu’on n’exposait que des grands maîtres. Cela a totalement changé ces dix dernières années, avec le développement d’événements et de festivals majeurs, qui ont suscité beaucoup d’émulation. Ce qui m’intéresse le plus, et de loin, c’est d’utiliser différents sens et de voir comment les visiteurs interagissent avec
chaque photographie, les forcer à lever ou baisser la tête, les étonner par la taille des images… Il n’est pas toujours nécessaire de jouer sur la scénographie. L’idée compte aussi. Pour la série d’images avec les doigts qui dépassent sur l’objectif, extraite de In Almost Every Picture 13, l’accrochage était très traditionnel, voire ennuyeux. La provocation, c’était que les images étaient des merdes, des ratés. Mais c’était chouette de les voir encadrées et joliment accrochées, dans un espace de galerie parfait. Il y a toujours quelque chose à inventer, et une manière de présenter une perspective différente aux gens. En septembre 2017, quand Thomas Mailaender et moi avons réalisé le commissariat de The Pleasure Palace, pendant la foire Unseen d’Amsterdam, beaucoup de visiteurs ont d’abord été un peu choqués. Ils trouvaient que nous étions irrespectueux envers les images – les visiteurs pouvaient jeter des pierres sur les images, s’en faire tatouer… –, mais telle n’était pas notre intention. Notre intention était de jouer avec les images et de réfléchir de manière alternative au rôle de chacune d’entre elles. Quand certains visiteurs revenaient, ils rigolaient presque devant ces images. C’était notre but ! L’humour et l’ironie sont des ingrédients essentiels à vos yeux. Mais, entre « rire avec quelqu’un » et « se moquer de quelqu’un », la frontière est parfois difficile à situer. Vous imposez-vous des limites? Vous décrivez l’humour comme un ingrédient, c’est juste. Mais, pour moi, le point de départ ne devrait jamais être de me demander: « Comment rire de quelque chose ? » Quand j’ai réalisé le projet My Sister sur ma soeur ou le projet Unfinished Father sur mon père (2), il n’y avait rien de drôle, c’était plutôt touchant. Pendant l’exposition sur mon père, j’ai passé deux heures à observer les réactions des gens. Il y avait beaucoup d’émotions. C’est exactement ça qui me plaît. Avec cette exposition personnelle, je voulais toucher les gens, pas susciter de la compassion envers moi ou mon père. Dès lors que les gens trouvent quelque chose en lien avec leur propre famille ou leur propre histoire, ça marche. J’aime travailler avec toutes les émotions, à côté du travail avec les images. On peut faire beaucoup avec ça. Parfois, bien sûr, il ne s’agit que de l’oeuvre elle-même. En 2017, à Wrocław, j’ai fait une installation avec une image de ma soeur. Mes parents avaient cette photographie chez eux depuis toujours. C’était la dernière image d’elle. La photographie originale était en couleur et représentait toute la famille (moi, mon père, ma mère et elle). L’image avait été prise par un photographe anonyme alors que nous étions assis sur une terrasse dans un parc d’attractions. Quand ma soeur est morte, mes parents ont cherché cette image partout. Ils l’ont re- cadrée pour qu’elle soit centrée uniquement sur elle, puis ils l’ont fait tirer en grand format noir et blanc et ils l’ont fait encadrer. Ce n’était pas une image vraiment intéressante, mais elle signifiait quelque chose pour nous trois. J’ai donc décidé de n’exposer que cette image pendant le festival, et d’observer comment le public allait réagir. L’image était imprimée sur un panneau publicitaire, dans un journal (sans aucun texte) et offerte sous forme d’affiche dans une librairie. L’image était aussi exposée dans un musée, où l’histoire était révélée. Je voulais que les gens se concentrent sur une seule image, mystérieuse, et voir leurs réactions. PROPAGANDE FAMILIALE Vous dites que les collections sont des choses mortes, où rien ne se passe. Vous n’y voyez que des sources de matériaux pour raconter une histoire, ou une autre histoire. Comment les expositions Mother Nature et Album Beauty (3), à partir de votre collection, ont-elles débuté ? Il y a longtemps, le conservateur du département de la Photographie du Rijksmuseum d’Amsterdam m’a invité à regarder des albums. Nous étions installés dans de belles pièces et de beaux cabinets, les photographies étaient très bien protégées, nous portions des gants blancs pour les manipuler, etc. On admire parfois les photographies ou les albums pour leurs couvertures ou leur beauté, alors qu’il faudrait les admirer pour ce qu’ils représentent. Il y a une anecdote amusante à propos du département de photographie du Rijksmuseum: certaines des photographies de la collection ont été achetées par le conservateur 5 euros sur eBay, juste parce qu’elles lui plaisaient ! Ce n’étaient pas des pièces de grande valeur, mais elles étaient très stimulantes – et évidemment leur valeur a changé maintenant qu’elles figurent dans une collection de musée ! Deux jours plus tard, j’étais à Bruxelles, sur un marché aux puces, à 6 heures du matin. Il pleuvait, les albums étaient mouillés. Pour être honnête, certains albums peuvent être beaucoup plus intéressants sur le marché que dans un musée. Je m’intéresse plus au contenu de l’image qu’au fait qu’elle doive être protégée, conservée à une certaine température, etc. Les expositions Album Beauty et Mother Nature partaient d’un concept, à partir duquel j’ai fouillé mes archives personnelles et dépouillé tous mes albums de famille pour trouver des choses qui y correspondaient. Mon commissariat est le même pour les contenus venant d’autres photographes que pour mon propre travail. Dans un entretien, vous avez exprimé l’idée que les photographies vernaculaires possèdent une esthétique à laquelle nous ne sommes pas habitués. Pourtant, même si nous sommes aujourd’hui, de plus en plus capables de produire des images parfaites, nous avons toujours été entourés de photographies vernaculaires – dans nos albums de famille, par exemple. Peut-être ne sommes-nous surtout pas habitués à voir ce genre de photographies exposées dans des musées? Exactement. Si j’ai dit cela, d’une certaine manière, c’était une contradiction. Les gens ont l’habitude de regarder ce genre d’images, puisqu’ils possèdent des albums de famille chez eux, mais ils n’y font plus attention. Du moins, pas consciemment. Extrayez une image de son contexte, mettezla en valeur, ajoutez du son ou ce que vous voulez : les gens seront forcés de la regarder différemment.