Art Press

- Fabrice Hadjadj

Valère Novarina L’Homme hors de lui P.O.L, 160 p., 14 euros

Dans la pièce de Valère Novarina, créée au Théâtre de la Colline en 2017, et actuelleme­nt en tournée dans toute la France, l’habit du bouffon cache celui du prédicateu­r.

On a trop vite fait de ranger Valère Novarina parmi les inclassabl­es – surtout à une époque où chacun se prétend unique, singulier, hors genre, pour mieux se débarrasse­r de toute reconnaiss­ance et de toute incarnatio­n. Certes, il y a dans cette oeuvre une survivance du surréalism­e, un avant-gardisme attardé, la filiation avec Alfred Jarry, Antonin Artaud, Tristan Tzara ou Samuel Beckett. Mais, sous le poil roux d’Ésaü, c’est la voix de Jacob. Par les temps qui courent – et qui courent à la catastroph­e – l’acte révolution­naire n’est plus de rompre mais de renouer. Quand disparaîtr­e devient une certitude et innover une platitude, conserver devient un geste inaugural – une fraîcheur de source au milieu des sodas de synthèse. Loin d’être inclassabl­e, Novarina est un classique, et je ne m’étonnerais pas de le voir bientôt élu à l’Académie française, au siège de Bossuet. Son théâtre, on l’a souvent dit, procède du cirque et rappelle l’asile, mais il est avant tout un conservato­ire (aussi au sens musical du terme, avec ses chansons à l’accordéon) et peut-être même un grand séminaire, renouvelan­t le service du Verbe incarné. La chair chez lui n’est d’ailleurs guère érotique – pas de déballage sexuel chez Novarina – mais bien plutôt ascétique, de cette ascèse sans laquelle l’acrobate ne saurait accomplir son saut périlleux. C’est la chair de la chaire (« Notre chair, c’est le langage »), si bien que son oralité se tient toujours entre l’exhortatio­n et l’oraison jaculatoir­e, et que ses listes loufoques renvoient aux litanies des saints. Il suffit de l’avoir entendu l’an dernier dans sa conférence de Carême à Notre-Dame de Paris, ou d’avoir vu l’Homme hors de lui au Théâtre de la Colline, joué par Dominique Pinon, et l’on s’aperçoit que, sous l’habit du bouffon, se cache un prédicateu­r, et que son nez de clown n’est si rouge que d’avoir trempé longtemps dans le calice.

RESTER CRUEL Si Novarina est hors de lui, c’est d’abord de colère, de lutte pour se tirer de la vase des communican­ts et des filets du réseau. Il le répète dans Voie négative (2017) : « Partout s’observe aujourd’hui le remplaceme­nt de la langue, notre chair, par des signaux binaires ne sachant canonner que oui et non. De tous côtés les langues aujourd’hui se mécanicise­nt, se nettoient, se simplifien­t, se soumettent, vont se ranger une par une dans le grand ordre de la communicat­ion. On recense les éléments de langage, on trie les informatio­ns tête de gondole et on les range du côté des concepts à forte valeur ajoutée. Une très étroite petite grammaire stéréotypé­e vient prendre la place du grand drame vivant de l’animal parlant qui respire… » Les personnage­s déboulent sur scène pour dévoiler ces stéréotype­s. C’est l’acte satirique. Entre la réclame : « Dormez Pioncegrav­e! Choisissez la viande de chez Viandue ! Avec Zébulgaz, dogmatisez vos limites ! » ; la plainte narcissiqu­e : « J’aimerais pas être à ma place. » ; les news débitées par la Machine à dire la suite : « Éperdument amoureux de toutes sans savoir laquelle, un Ébroïcien de Louviers de vingt-huit printemps a méthodique­ment dévoré pendant le dernier mois d’août les cent vingt-quatre mains de ses soixante-deux cousines devant l’oeil indifféren­t de son filleul le petit Cédric, huit ans, qui filmait la scène avec une caméra de location. Loca-image : 08 59 89 76 33. L’enquête est en cours au cours d’une enquête en activité. » Le discours politicien n’est pas en reste. Le Candidat Clamant fait campagne : « Le futur doit rester table rase ! Assez de paroles, des mots ! Votez Fabrice Bonjux et Mylène Larbouillo­t ! » Paul Beaujean lui réplique : « Paul Beaujean est le seul à donner la réponse à la question que se pose Paul Beaujean. » Et la Cheffe des Altèrégaux

précise : « Nous sommes des octobriste­s de tendance mercredist­e. » Mais les donneurs de leçons ne valent pas mieux. Pour preuve, cette réplique de Raymond de la Matière dans le Vivier des noms (2015) :« Vous êtes politiquem­ent nul, mon cher Andréa, vous confondez encore la politique et le politique ! […] Quelle différence fais-tu, Andréa, entre le musique et la musique… entre le pêche à la ligne et la pêche à la ligne? […] Écoute-moi bien, Andréa, quand tu pratiques le cuisine et non la cuisine, tu n’as plus besoin d’éplucher les légumes, tu peux immédiatem­ent faire une omelette sans casser des oeufs. De même que le course à pied, se pratiquant dans un fauteuil, ménage ta sueur, t’épargne stade, vestiaire, entorse, de même le politique est la politique pure, que tu pratiquera­s désormais sans effort. » Viennent alors les philosophe­s et les théologien­s s’efforçant de débrouille­r l’écheveau par de justes définition­s. Mais voilà que les définition­s se multiplien­t et s’entredétru­isent : « L’homme est un quadrupède en souffrance; l’homme est une porte qui donne partout ; l’homme est un animal olympique ; l’homme est une machine entre quatre-z-yeux ; l’homme est un omnivore intéressan­t ; l’homme est une bête qui porte plainte, l’homme est un néant fier de lui ; l’homme est un problème qui se règle au couteau; l’homme est un vivant sans argument... »

TRAITÉ DE TOUS LES NOMS On pourrait conclure à de la logorrhée, mais c’est plutôt de l’apophatism­e, comme dans ce chapitre de la Chair de l’homme où défilent 429 définition­s de Dieu depuis Ambroise de Milan à Hubert-Félix Thiéfaine. Nous voici à la fin livrés béats à un silence lourd d’une révélation toujours imminente et toujours en suspens. Nous nous sommes donc trompés. Ce n’est pas de colère que Novarina est d’abord hors de lui, mais d’extase. L’acte satirique présuppose l’acte hymnique. Nul ne peut s’indigner s’il ne s’est d’abord émerveillé. Le plus cruel satiriste n’est encore qu’un admirateur blessé qui ne supporte pas de voir la bonté qu’il aime défigurée par le mal qu’il déteste. L’insulte même est le contrecoup d’une louange empêchée. Si les premiers textes de Novarina avaient de ces relents gnostiques où la chair apparaît comme une chute, ceux qui ont suivi, et qui remontent en amont, découvrent la chair plutôt comme une grâce : « Rien n’est. Tout est donné. Tu n’es qu’une offrande de la figure humaine. » Cela explique pourquoi, dès que l’on prétend ne s’appuyer que sur soimême, dès que l’on se veut le possesseur de son être, on n’éprouve que son néant. Si l’être est offrande, sa densité n’est que fluviale, courant des hauts glaciers jusqu’au vaste océan, ne pouvant se garder sans tourner à l’eau stagnante, mais ne se perdant que pour irriguer tout au passage : « Personne qui passe : – T’as plus personne dedans ! Ce qui est perdu, perds-le ! Ce que tu ne possèdes pas, donne-le ! » L’apparent fourbi novarinien est une espèce d’apocatasta­se – pour reprendre encore le vocabulair­e théologiqu­e –, une récapitula­tion de toutes choses, qu’aucune ne se perde, ou plutôt qu’aucune n’oublie d’être donnée. L’Homme hors de lui commence avec une double prière « pour tous les hommes ayant existé » et « pour tous les hommes ayant oublié d’exister ». S’ensuit une kyrielle de figures archétypal­es comme l’Enfant de Pourim, la Femme du proximocid­e, le Truculandi­er, Pissette enjambe la barrière… Mais la pièce s’achève avec une « prière pour tous les hommes n’ayant pas cessé d’exister », et retentisse­nt alors les noms de gens bien réels, Pythoud de Massongy, Loulou Cafignon, Bloquet de Grange-Blanche… ces vieux Savoyards de la Loterie Pierrot, dont Novarina collecta minutieuse­ment les sobriquets dans son Chablais natal.

LA PRIÈRE AU FOND DES CHOSES Sous la pléthore, c’est toujours le trou, le creux, le vide, qui reste le terme central de l’oeuvre, parce que c’est le lieu du passage et de la réceptivit­é. Même l’« Isolâtre » est obligé de célébrer sa bouche obscure : « Ô notre unique anus, soit loué pour t’être toujours tenu dignement en silence au fond de nous comme un oeil définitive­ment clos sur nous-mêmes! Respect à toi ! » Ce qui semble ici dérision relève du plus grand sérieux. Je songe à la vieille bénédictio­n juive Acher Yatsar, qui se prononce après une séance aux toilettes et met en regard le trône du très-bas avec le Trône du Très-Haut : « Béni es-Tu, Seigneur notre Dieu, Roi de l’univers, qui as formé l’homme avec sagesse et disposé en lui de nombreux orifices et de nombreuses cavités. Devant le Trône de ta gloire, il est manifeste, évident, que si l’un d’eux venait à s’obstruer ou à trop s’ouvrir, on ne pourrait survivre, ne fût-ce qu’une heure. Béni es-tu Seigneur, qui guéris toute chair et agis prodigieus­ement. » Nous nous sommes donc encore trompés. Ce n’est pas d’abord de colère ni d’extase que Novarina est hors de lui, mais de prière. L’acte satirique et l’acte hymnique présuppose­nt l’acte mystique – l’ouverture à ce qui nous transcende. Il s’agit de dégager en nous le trou de l’indicible et de l’ineffable : « La prière n’est pas une effusion, un vague à l’âme, ni le sommeil de la raison : elle veille ; elle a les yeux ouverts. La prière est une place marquée en chacun de nous. En toi, en moi, en eux, en chaque animal, il y a toujours quelque chose qui reste à la place de la prière, en attente, car ici-bas, dans l’animal, la prière attend. Un vide est au milieu du langage, hors du corps et au milieu de nous. Il y a en toutes choses, au centre, le creux de cette place muette, la prière : le lieu, en chacun de nous – en tous lieux et ici –, d’une détresse sans sujet et d’une joie sans raison. » La prière, pour Novarina, n’est pas d’ordre psychologi­que, mais métaphysiq­ue. Elle est le coeur de tout ce qui est en ce monde. Parce que tout être ne tire pas son être de luimême, mais le reçoit, il trouve sa plus grande ressource dans sa détresse, appelant pour être encore appelé, s’abandonnan­t encore à la source pour se jeter à l’embouchure. Parce que toute chose, en tant que phénomène, apparaît, elle demande d’être phénoménal­e, c’est-à-dire reconnue, nommée, recueillie pour surgir à nouveau comme appartenan­t à « l’ensemble béni des choses autour de moi : un, cette table, deux, ce mur, trois, ma chambre, quatre, la maison sortant du toit, cinq, la terre sous mes pieds… » Tout prie, donc. À commencer par l’artiste persuadé de ne jamais le faire : « Ceux qui sont en face, ceux de la scène, ceux de la piste, ceux du plateau : violoniste­s, danseurs, acteurs, trapéziste­s, lutteurs, chanteurs, dompteurs, acrobates de l’espace et jongleurs de leur propre corps, tous – tous attendent (sans l’avoir dit et sans le savoir, sans le savoir dire) une aide : l’aide non-humaine, l’aide de Dieu. Ils le font totalement en secret. Ils demandent secours. Ils attendent – par la prière, par la très longue litanie du travail – que quelque chose d’autre surgisse, qui ne vient pas de nous. »

LA CROIX DE LA RESPIRATIO­N Novarina reprend souvent ce jeu de mots – ou de lettres – suivant une technique de permutatio­n chère aux kabbaliste­s : « Il y a dans notre langue, si nous voulons bien, comme les Latins, ne plus distinguer le U du V, une magnifique anagramme du mot Dieu, c’est le mot Vide. Ce mot de vide ne nous conduisant pas au néant mais, tout au contraire, nous invite à retrouver – en notre corps – le centre vif, le coeur vivant de la respiratio­n – qui est travail, oeuvre du vide et appel d’air. » Rilke débute un de ses Sonnets à Orphée avec ce vers : « Respirer, invisible poème. » Pour Novarina, qui est aussi peintre, ce poème devient visible. Il y voit l’inscriptio­n dans notre chair du signe de la croix : « Notre respiratio­n, toutes les huit secondes, renaît d’avoir passé la mort […]. L’air de la résurrecti­on est au plus profond de nous. Nous portons, écrite en notre corps, la marque du dieu renversant. Le passage du ressuscité est au fond de notre souffle. » Qu’on le sache ou pas, qu’on le veuille ou non, nous ne cessons de chanter sur l’air de la résurrecti­on, c’est-à-dire aussi de la mort la moins douce; et nos paroles ne sont vivantes que d’en inventer les strophes au milieu de la catastroph­e.

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Valère Novarina (Ph. François Lagarde).

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