Valère Novarina L’Homme hors de lui P.O.L, 160 p., 14 euros
Dans la pièce de Valère Novarina, créée au Théâtre de la Colline en 2017, et actuellement en tournée dans toute la France, l’habit du bouffon cache celui du prédicateur.
On a trop vite fait de ranger Valère Novarina parmi les inclassables – surtout à une époque où chacun se prétend unique, singulier, hors genre, pour mieux se débarrasser de toute reconnaissance et de toute incarnation. Certes, il y a dans cette oeuvre une survivance du surréalisme, un avant-gardisme attardé, la filiation avec Alfred Jarry, Antonin Artaud, Tristan Tzara ou Samuel Beckett. Mais, sous le poil roux d’Ésaü, c’est la voix de Jacob. Par les temps qui courent – et qui courent à la catastrophe – l’acte révolutionnaire n’est plus de rompre mais de renouer. Quand disparaître devient une certitude et innover une platitude, conserver devient un geste inaugural – une fraîcheur de source au milieu des sodas de synthèse. Loin d’être inclassable, Novarina est un classique, et je ne m’étonnerais pas de le voir bientôt élu à l’Académie française, au siège de Bossuet. Son théâtre, on l’a souvent dit, procède du cirque et rappelle l’asile, mais il est avant tout un conservatoire (aussi au sens musical du terme, avec ses chansons à l’accordéon) et peut-être même un grand séminaire, renouvelant le service du Verbe incarné. La chair chez lui n’est d’ailleurs guère érotique – pas de déballage sexuel chez Novarina – mais bien plutôt ascétique, de cette ascèse sans laquelle l’acrobate ne saurait accomplir son saut périlleux. C’est la chair de la chaire (« Notre chair, c’est le langage »), si bien que son oralité se tient toujours entre l’exhortation et l’oraison jaculatoire, et que ses listes loufoques renvoient aux litanies des saints. Il suffit de l’avoir entendu l’an dernier dans sa conférence de Carême à Notre-Dame de Paris, ou d’avoir vu l’Homme hors de lui au Théâtre de la Colline, joué par Dominique Pinon, et l’on s’aperçoit que, sous l’habit du bouffon, se cache un prédicateur, et que son nez de clown n’est si rouge que d’avoir trempé longtemps dans le calice.
RESTER CRUEL Si Novarina est hors de lui, c’est d’abord de colère, de lutte pour se tirer de la vase des communicants et des filets du réseau. Il le répète dans Voie négative (2017) : « Partout s’observe aujourd’hui le remplacement de la langue, notre chair, par des signaux binaires ne sachant canonner que oui et non. De tous côtés les langues aujourd’hui se mécanicisent, se nettoient, se simplifient, se soumettent, vont se ranger une par une dans le grand ordre de la communication. On recense les éléments de langage, on trie les informations tête de gondole et on les range du côté des concepts à forte valeur ajoutée. Une très étroite petite grammaire stéréotypée vient prendre la place du grand drame vivant de l’animal parlant qui respire… » Les personnages déboulent sur scène pour dévoiler ces stéréotypes. C’est l’acte satirique. Entre la réclame : « Dormez Pioncegrave! Choisissez la viande de chez Viandue ! Avec Zébulgaz, dogmatisez vos limites ! » ; la plainte narcissique : « J’aimerais pas être à ma place. » ; les news débitées par la Machine à dire la suite : « Éperdument amoureux de toutes sans savoir laquelle, un Ébroïcien de Louviers de vingt-huit printemps a méthodiquement dévoré pendant le dernier mois d’août les cent vingt-quatre mains de ses soixante-deux cousines devant l’oeil indifférent de son filleul le petit Cédric, huit ans, qui filmait la scène avec une caméra de location. Loca-image : 08 59 89 76 33. L’enquête est en cours au cours d’une enquête en activité. » Le discours politicien n’est pas en reste. Le Candidat Clamant fait campagne : « Le futur doit rester table rase ! Assez de paroles, des mots ! Votez Fabrice Bonjux et Mylène Larbouillot ! » Paul Beaujean lui réplique : « Paul Beaujean est le seul à donner la réponse à la question que se pose Paul Beaujean. » Et la Cheffe des Altèrégaux
précise : « Nous sommes des octobristes de tendance mercrediste. » Mais les donneurs de leçons ne valent pas mieux. Pour preuve, cette réplique de Raymond de la Matière dans le Vivier des noms (2015) :« Vous êtes politiquement nul, mon cher Andréa, vous confondez encore la politique et le politique ! […] Quelle différence fais-tu, Andréa, entre le musique et la musique… entre le pêche à la ligne et la pêche à la ligne? […] Écoute-moi bien, Andréa, quand tu pratiques le cuisine et non la cuisine, tu n’as plus besoin d’éplucher les légumes, tu peux immédiatement faire une omelette sans casser des oeufs. De même que le course à pied, se pratiquant dans un fauteuil, ménage ta sueur, t’épargne stade, vestiaire, entorse, de même le politique est la politique pure, que tu pratiqueras désormais sans effort. » Viennent alors les philosophes et les théologiens s’efforçant de débrouiller l’écheveau par de justes définitions. Mais voilà que les définitions se multiplient et s’entredétruisent : « L’homme est un quadrupède en souffrance; l’homme est une porte qui donne partout ; l’homme est un animal olympique ; l’homme est une machine entre quatre-z-yeux ; l’homme est un omnivore intéressant ; l’homme est une bête qui porte plainte, l’homme est un néant fier de lui ; l’homme est un problème qui se règle au couteau; l’homme est un vivant sans argument... »
TRAITÉ DE TOUS LES NOMS On pourrait conclure à de la logorrhée, mais c’est plutôt de l’apophatisme, comme dans ce chapitre de la Chair de l’homme où défilent 429 définitions de Dieu depuis Ambroise de Milan à Hubert-Félix Thiéfaine. Nous voici à la fin livrés béats à un silence lourd d’une révélation toujours imminente et toujours en suspens. Nous nous sommes donc trompés. Ce n’est pas de colère que Novarina est d’abord hors de lui, mais d’extase. L’acte satirique présuppose l’acte hymnique. Nul ne peut s’indigner s’il ne s’est d’abord émerveillé. Le plus cruel satiriste n’est encore qu’un admirateur blessé qui ne supporte pas de voir la bonté qu’il aime défigurée par le mal qu’il déteste. L’insulte même est le contrecoup d’une louange empêchée. Si les premiers textes de Novarina avaient de ces relents gnostiques où la chair apparaît comme une chute, ceux qui ont suivi, et qui remontent en amont, découvrent la chair plutôt comme une grâce : « Rien n’est. Tout est donné. Tu n’es qu’une offrande de la figure humaine. » Cela explique pourquoi, dès que l’on prétend ne s’appuyer que sur soimême, dès que l’on se veut le possesseur de son être, on n’éprouve que son néant. Si l’être est offrande, sa densité n’est que fluviale, courant des hauts glaciers jusqu’au vaste océan, ne pouvant se garder sans tourner à l’eau stagnante, mais ne se perdant que pour irriguer tout au passage : « Personne qui passe : – T’as plus personne dedans ! Ce qui est perdu, perds-le ! Ce que tu ne possèdes pas, donne-le ! » L’apparent fourbi novarinien est une espèce d’apocatastase – pour reprendre encore le vocabulaire théologique –, une récapitulation de toutes choses, qu’aucune ne se perde, ou plutôt qu’aucune n’oublie d’être donnée. L’Homme hors de lui commence avec une double prière « pour tous les hommes ayant existé » et « pour tous les hommes ayant oublié d’exister ». S’ensuit une kyrielle de figures archétypales comme l’Enfant de Pourim, la Femme du proximocide, le Truculandier, Pissette enjambe la barrière… Mais la pièce s’achève avec une « prière pour tous les hommes n’ayant pas cessé d’exister », et retentissent alors les noms de gens bien réels, Pythoud de Massongy, Loulou Cafignon, Bloquet de Grange-Blanche… ces vieux Savoyards de la Loterie Pierrot, dont Novarina collecta minutieusement les sobriquets dans son Chablais natal.
LA PRIÈRE AU FOND DES CHOSES Sous la pléthore, c’est toujours le trou, le creux, le vide, qui reste le terme central de l’oeuvre, parce que c’est le lieu du passage et de la réceptivité. Même l’« Isolâtre » est obligé de célébrer sa bouche obscure : « Ô notre unique anus, soit loué pour t’être toujours tenu dignement en silence au fond de nous comme un oeil définitivement clos sur nous-mêmes! Respect à toi ! » Ce qui semble ici dérision relève du plus grand sérieux. Je songe à la vieille bénédiction juive Acher Yatsar, qui se prononce après une séance aux toilettes et met en regard le trône du très-bas avec le Trône du Très-Haut : « Béni es-Tu, Seigneur notre Dieu, Roi de l’univers, qui as formé l’homme avec sagesse et disposé en lui de nombreux orifices et de nombreuses cavités. Devant le Trône de ta gloire, il est manifeste, évident, que si l’un d’eux venait à s’obstruer ou à trop s’ouvrir, on ne pourrait survivre, ne fût-ce qu’une heure. Béni es-tu Seigneur, qui guéris toute chair et agis prodigieusement. » Nous nous sommes donc encore trompés. Ce n’est pas d’abord de colère ni d’extase que Novarina est hors de lui, mais de prière. L’acte satirique et l’acte hymnique présupposent l’acte mystique – l’ouverture à ce qui nous transcende. Il s’agit de dégager en nous le trou de l’indicible et de l’ineffable : « La prière n’est pas une effusion, un vague à l’âme, ni le sommeil de la raison : elle veille ; elle a les yeux ouverts. La prière est une place marquée en chacun de nous. En toi, en moi, en eux, en chaque animal, il y a toujours quelque chose qui reste à la place de la prière, en attente, car ici-bas, dans l’animal, la prière attend. Un vide est au milieu du langage, hors du corps et au milieu de nous. Il y a en toutes choses, au centre, le creux de cette place muette, la prière : le lieu, en chacun de nous – en tous lieux et ici –, d’une détresse sans sujet et d’une joie sans raison. » La prière, pour Novarina, n’est pas d’ordre psychologique, mais métaphysique. Elle est le coeur de tout ce qui est en ce monde. Parce que tout être ne tire pas son être de luimême, mais le reçoit, il trouve sa plus grande ressource dans sa détresse, appelant pour être encore appelé, s’abandonnant encore à la source pour se jeter à l’embouchure. Parce que toute chose, en tant que phénomène, apparaît, elle demande d’être phénoménale, c’est-à-dire reconnue, nommée, recueillie pour surgir à nouveau comme appartenant à « l’ensemble béni des choses autour de moi : un, cette table, deux, ce mur, trois, ma chambre, quatre, la maison sortant du toit, cinq, la terre sous mes pieds… » Tout prie, donc. À commencer par l’artiste persuadé de ne jamais le faire : « Ceux qui sont en face, ceux de la scène, ceux de la piste, ceux du plateau : violonistes, danseurs, acteurs, trapézistes, lutteurs, chanteurs, dompteurs, acrobates de l’espace et jongleurs de leur propre corps, tous – tous attendent (sans l’avoir dit et sans le savoir, sans le savoir dire) une aide : l’aide non-humaine, l’aide de Dieu. Ils le font totalement en secret. Ils demandent secours. Ils attendent – par la prière, par la très longue litanie du travail – que quelque chose d’autre surgisse, qui ne vient pas de nous. »
LA CROIX DE LA RESPIRATION Novarina reprend souvent ce jeu de mots – ou de lettres – suivant une technique de permutation chère aux kabbalistes : « Il y a dans notre langue, si nous voulons bien, comme les Latins, ne plus distinguer le U du V, une magnifique anagramme du mot Dieu, c’est le mot Vide. Ce mot de vide ne nous conduisant pas au néant mais, tout au contraire, nous invite à retrouver – en notre corps – le centre vif, le coeur vivant de la respiration – qui est travail, oeuvre du vide et appel d’air. » Rilke débute un de ses Sonnets à Orphée avec ce vers : « Respirer, invisible poème. » Pour Novarina, qui est aussi peintre, ce poème devient visible. Il y voit l’inscription dans notre chair du signe de la croix : « Notre respiration, toutes les huit secondes, renaît d’avoir passé la mort […]. L’air de la résurrection est au plus profond de nous. Nous portons, écrite en notre corps, la marque du dieu renversant. Le passage du ressuscité est au fond de notre souffle. » Qu’on le sache ou pas, qu’on le veuille ou non, nous ne cessons de chanter sur l’air de la résurrection, c’est-à-dire aussi de la mort la moins douce; et nos paroles ne sont vivantes que d’en inventer les strophes au milieu de la catastrophe.