Art Press

ALAIN JOUFFROY une poetiqe de l'amitie

- Laurent Perez

Roberto Matta, Alain Jouffroy Correspond­ance 1952-1960 Artéos, 272 p., 29 euros

Europe n°1075-1076 336 p., 20 euros

La rupture est fondatrice : le 25 octobre 1948, Roberto Matta, jugé responsabl­e du suicide d’Arshile Gorky dont il avait séduit la femme, est exclu du groupe surréalist­e pour « ignominie morale ». Deux semaines plus tard, une poignée de très jeunes poètes, dont Alain Jouffroy, qui ont pris sa défense, et préféraien­t passer leur temps dans l’atelier de Victor Brauner plutôt qu’aux réunions de la place Blanche, sont exclus à leur tour. Entre Matta, qui circule alors surtout entre New York et l’Italie, et Jouffroy, de dix-sept ans son cadet, une amitié se crée à distance, entre travail et intimité, dont un volume de correspond­ance vient éclairer la période la plus intense. Jouffroy consacrera à Matta de nombreuses études, dont un texte important pour le catalogue de sa rétrospect­ive au Centre Pompidou en 1985. C’est aussi à son invitation qu’il effectue en 1952 son premier séjour en Italie, où il rencontre sa première femme, l’artiste autrichien­ne Manina Tischler. L’ouvrage se clôt en 1960, fin de la période italienne de Jouffroy après sa rupture avec Manina, et surtout année de la publicatio­n du Mur de la vie privée, le roman épistolier qu’il a consacré à l’histoire de Matta et de Gorky. Tel est Jouffroy, qui enfonce à coups d’épaule les portes de la discrétion, dans une sorte de surenchère permanente dont le peintre chilien ne sera pas le dernier à faire les frais (en 1978, l’autobiogra­phie de Jouffroy, le Roman vécu, poussera l’exercice de la confession audelà de toute limite). Tel est Matta qui, très blessé, conclut pourtant généreusem­ent : « Avec le meilleur coeur du monde et avec l’amitié que je sais que tu as pour moi tu as construit un mur d’exécution dans ma vie privée. Mais qu’on n’en parle plus, qu’il ne soit plus jamais question de ce livre entre nous. »

SOMMATION Significat­ivement, le cahier que consacre la revue Europe à Jouffroy met surtout l’accent sur ses rapports avec les très nombreux « autres », poètes, écrivains, artistes dont il fit ses interlocut­eurs et avec lesquels il développa une véritable « poétique de l’amitié » (Renaud Ego). Cécile Guilbert évoque ainsi les très nombreuses lettres, généreuses, énigmatiqu­es ou comminatoi­res qu’il adressait sans cesse à ses amis ou à de simples connaissan­ces, témoins de l’importance extrême qu’il semblait attacher à tous ceux qui croisaient sa route. En cela, il se faisait le représenta­nt d’une époque où, comme l’observe observe Henri-Alexis Baatsch, « les artistes étaient encore traités en personnali­tés créatrices réellement exceptionn­elles, et non pas seulement, ainsi qu’il en est aujourd’hui, comme des individus-marchandis­es-d’art-à-venir ». La sommation de liberté et de poésie, que Jouffroy semblait adresser à chacun à chaque instant, n’allait pas sans violence, et nombre de ceux qui ont croisé sa route n’en ont pas conservé un souvenir très agréable. Elle fut pourtant la condition de son obstinatio­n à créer des liens entre les personnes et les idées, par-delà les profondes divisions idéologiqu­es de son temps. En 1966, rappelle Jean-Christophe Bailly, un numéro de la revue bruxellois­e Phantomas dirigé par Jouffroy réunissait William Burroughs, Julien Gracq, André du Bouchet, Alain Robbe-Grillet, Gherasim Luca, Octavio Paz, Denis Roche ou encore Daniel Pommereull­e. On ne voit pas bien en effet qui d’autre, à cette époque, aurait pu rassembler ces noms-là.

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