GASTON CHERAU DE L'ORIENTALISME AU REEL
Pierre Schill (dir.) Réveiller l’archive d’une guerre coloniale Créaphis Éditions, 480 p., 35 euros Un volume effectue un retour historique et artistique sur les photographies du journaliste Gaston Chérau documentant les atrocités de la guerre italo-turque en Libye.
« Le ciel, bleu partout, est comme poudré d’or au-dessus de l’Afrique. […] Est-il possible qu’on se batte en une pareille fête? » Lorsque l’écrivain Gaston Chérau (1872-1937) envoie ces mots à son épouse, le 26 novembre 1911, il est en mer, sur le point de débarquer à Tripoli. Il s’apprête à couvrir, pour le quotidien le Matin, le conflit italo-turc en Libye (191112). Ce hiatus, entre ciel bleu, exotisme et violence de la guerre, traverse tous ses écrits. Il ouvre aussi, avec un extrait de lettre du 11 décembre 1911, l’ouvrage que Pierre Schill consacre à son archive: « J’ai encore vu des choses à fendre le coeur le plus dur – et des scènes et des scènes déchirantes au milieu de cette nature invraisemblablement sereine. » On le retrouvait au début de l’essai de Jérôme Ferrari et Oliver Rohe (1), écrivains qui ont travaillé en parallèle de l’historien. À fendre le coeur le plus dur était enfin le titre de l’exposition tenue au Frac Alsace et au Centre photographique d’Île-de-France ( 2015-16) ; autant d’approches croisées sur ce passé, dont celle de l’artiste Agnès Geoffray, initiées dès le début par Schill, et analysées ici. L’ouvrage réunit photographies et écrits publics et privés de Chérau autour du conflit. Le Matin attendait de cette « plume renommée » des articles de fond sur le sujet. Chérau voulait aussi documenter en images son voyage. À la découverte de ses premiers clichés, le journal décide de les utiliser. Ainsi les deux ouvrages s’arrêtent-ils sur une image inoubliable : la pendaison publique, par les Italiens, de 14 Tripolitains. Pour Ferrari et Rohe, cette sidération dit la puissance exercée par la représentation d’atrocités, un « effroi » à dépasser afin de pouvoir penser : montrer cette violence, sans se contenter de la répéter. Pour rendre aux morts leur histoire et leur humanité, ces ouvrages reconstituent le contexte que l’image seule ne pouvait que suggérer. Avec les Gisants, photographies sur verre, protégées de papier de soie, où apparaissent, extraits de clichés de Chérau, les cadavres de victimes, italiennes et libyennes, Geoffray semble leur offrir la sépulture qu’ils n’ont jamais eue. Schill se focalise au contraire sur Chérau comme témoin d’une guerre coloniale et la manière complexe – d’une redoutable actualité – dont se construit ce type de reportage, qui connaît son premier âge d’or. Cette pendaison fait partie de la propagande que l’Italie met alors en place pour se donner l’image d’un pays au colonialisme civilisé. Un procès précède les pendaisons – Ferrari et Rohe décrivent une « opération de police » où la résistance, légitime, devient crime de droit commun. Chérau est missionné par le Matin, journal le mieux contrôlé par l’ambassadeur d’Italie en France, pour avaliser, par voie de presse, cette propagande. S’il accepte en partie la censure – il n’écrira ni ce qu’il ne pense pas, ni ce qu’il pense vraiment –, c’est notamment pour voir l’Afrique, ou l’image orientaliste qu’il s’en fait. INCOMPRÉHENSION Cette vision déforme d’abord son regard. Pour Ferrari et Rohe, « [l]’exotisme des lieux stylise la violence ». Cet orientalisme est également, selon Schill, ce qu’attendent les lecteurs. Le Matin espère en tirer profit pour s’imposer face à ses concurrents, avec des clichés, dont la reproduction est possible depuis peu, aussi exotiques que « sensationnels ». Deux photographies de cadavres italiens mutilés illustrent finalement une victoire italienne. L’information se spectacularise, aux dépens parfois de sa véracité – constat sans doute encore d’actualité. De même, l’article de Chérau sur la pendaison, dont le titre au brouillon était « Procès des 14 arabes [ sic] », paraît, remanié par la rédaction, sous le titre « Le châtiment des traîtres », bien plus italophile. Il marque cependant un tournant : Chérau y qualifie l’exécution de « tragédie de justice ». L’Orient qu’il imaginait s’est heurté à la réalité. Deux des visages qu’il a photographiés le hantent. Il devient, dans ses lettres, plus critique et se pose en « ami » des Arabes dans le seul récit littéraire, daté de 1926, qu’il parviendra à écrire sur ce voyage. Le ciel bleu de Tripoli, qui ne cessera de le fasciner, n’est plus seulement synonyme d’exotisme. Il dit toute son incompréhension. Le même « bleu incomparable du ciel » paraît envahir le dernier roman de Ferrari (2), dont un chapitre s’inspire directement de l’archive. Ce livre en est l’interprétation la plus juste. L’écrivain y interroge le photoreportage de guerre, entre obscénité, utilité et efficacité. Il évoque ces « rêveries orientales » de Chérau, brisées par la « puissance brutale des photographies » : « Il ne comprend rien. […] il ne peut réunir la clarté du ciel et les chairs en putréfaction, […] il n’y arrive pas, il n’y arrivera jamais. » Il ne comprend ni l’indifférence, apparente, de la foule et des condamnés, ni, en un sens, celle du ciel. Mais Chérau continue à photographier, afin que personne ne puisse ignorer ce qui s’est passé. « Des dizaines d’années plus tard, quelqu’un découvrira les photos de Gaston C. entassées pêle-mêle dans un carton. Il verra […] quatorze pendus photographiés de si près qu’on distingue parfaitement leurs visages mais il ne saura ni où, ni quand, ni pourquoi ils sont morts. » La publication de cette archive était essentielle. La violence de ces images est inacceptable. Accompagnées, bien loin des unes du Matin, elles peuvent désormais en témoigner.