Art Press

GILLES SAUSSIER l'ombre projetee de l'histoire

- Michel Poivert

Gilles Saussier Spolia Le Point du jour, 132 p., 24 euros

Les sculptures meurent aussi. Dans la poussière, sous la halle de l’usine de Petroşani, gît la réplique abandonnée de la Colonne sans fin de Constantin Brancusi. Le photograph­e Gilles Saussier y discerne le caractère infini de l’histoire – il ne peut s’exprimer que par une forme poétique qui lie les déterminis­mes historique­s aux souffles révolution­naires. Pour cela, il faut inventer une langue. Spolia, titre du livre, est le nom du processus de remploi des éléments d’architectu­re et de sculpture à l’usage de nouvelles constructi­ons. C’est aussi, enfin nommée, la langue des photograph­es, faite de récits pleins des restes d’une pratique abandonnée. Saussier dit un jour qu’il attendait que ses images soient mortes pour les utiliser. Entendons par là : qu’il ait lui-même oublié ses images, puis les redécouvre dans un travail introspect­if autant que rétrospect­if : la photograph­ie comme langue morte, activée dans de nouveaux récits. La Colonne sans fin est ainsi une admirable métaphore du photograph­ique tel qu’il entend en parler. Voilà trente ans que Saussier a obtenu un prestigieu­x prix de photojourn­alisme en couvrant la révolution roumaine. Mais il n’a jamais trouvé de sens dans l’usage que l’on faisait de ses images. Saussier est une figure du renoncemen­t au reportage. Un autre rapport à l’histoire et aux images doit donc s’inventer. L’horizon de l’art contempora­in s’est peu à peu évanoui pour laisser place à quelque chose de plus essentiel : inventer une langue de l’histoire faite de pages d’images et de textes, d’études et d’intuitions, jusqu’à la rencontre avec la colonne apocryphe. Le Tableau de chasse (2010) était le chemin vers Brancusi ; Spolia est le récit de la rencontre. Quelle est l’actualité d’une enquête consacrée à une réplique abandonnée de la Colonne sans fin de Brancusi ? Si ce n’est une méditation informée sur le destin des origines de l’art abstrait, l’infortune industriel­le de la sculpture monumental­e, l’examen oblique de la tyrannie politique? Spolia n’est pas un reportage ni une thèse d’histoire de l’art ; sur les pointillés du biographèm­e s’est échafaudée une oeuvre inclassabl­e, servie par une langue qui, peu à peu, s’invente, celle d’un genre littéraire photograph­ique, non pas le classique « essai photograph­ique », mais une plongée en profondeur et au long cours qui est celle d’une volonté de rejoindre la poésie en conjurant toute forme d’expression connue, en rebroussan­t le chemin de l’existence pour y découvrir ce qui, dans le moment fondateur de la prise d’image d’une révolution, se trouvait en germe. Saussier regarde Brancusi et fait une oeuvre à l’envers, sa fascinatio­n pour la trouvaille d’une colonne sans fin privée de destin est la meilleure métaphore qu’il pouvait trouver – la photograph­ie, comme l’ombre projetée de l’histoire.

 ??  ?? Gilles Saussier. « Spolia ». En haut : « Le chien est un loup pour la colonne » . Copie de la « Colonne sans fin ». Petroşani. 2012-18. En bas : « Cercle de seigle » . Graines collectées à Hobita, village natal de Brancusi, semées aux Andelys. Diamètre 537 cm. 2015-18.
Gilles Saussier. « Spolia ». En haut : « Le chien est un loup pour la colonne » . Copie de la « Colonne sans fin ». Petroşani. 2012-18. En bas : « Cercle de seigle » . Graines collectées à Hobita, village natal de Brancusi, semées aux Andelys. Diamètre 537 cm. 2015-18.
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