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L’ÎLE DE DAMIEN MANIVEL THE ISLAND

- interview par by Jean-Pierre Rehm

L’« île » est une plage bretonne où un groupe d’adolescent­s se retrouve pour une dernière soirée d’été : le point de départ tout en transition­s du nouveau film de Damien Manivel qui sort en salles le 17 avril 2024, marqué par la danse, aussi minimal qu’intense.

L’Île est un film de danse, explicitem­ent. Ce n’est pas la première occurrence dans votre filmograph­ie : les Enfants d’Isadora (2019) est une méditation au sujet de la chorégraph­e Isadora Duncan et de sa destinée tragique ; Magdala (2022) compte Elsa Wolliaston, cette fameuse danseuse, pour actrice principale. Mais ces films font de la danse un motif plutôt que leur matière première. Vous avez été danseur vous-même. Pourriez-vous revenir sur votre formation et votre pratique de danseur, puis nous préciser comment la danse a pu se glisser dans vos premiers films, si c’est le cas, et enfin de nous dire comment et pourquoi vous y revenez cette fois de manière frontale ? J’ai suivi une formation d’acrobate, puis j’ai travaillé plusieurs années dans le cirque contempora­in ainsi que dans la danse contempora­ine. À cette époque, j’essayais de voir le plus de spectacles possible. C’est de cette façon que mon regard s’est formé. J’étais notamment fasciné par la figure du solo, qui aujourd’hui encore parvient à me toucher profondéme­nt. J’ai également découvert le cinéma d’auteur dans ces années-là, au début de ma vingtaine, puis j’ai intégré Le Fresnoy pour réaliser mon premier film, intitulé Viril (2007). Pour ce court-métrage, j’ai naturellem­ent collaboré avec des danseurs, car c’était tout ce que je connaissai­s. Le cinéma me semblait très lointain et je ne me sentais pas apte à raconter une histoire, ni à écrire des dialogues, donc sans doute par prudence, j’ai opté pour une forme sans parole, un huisclos fondé sur des gestes, des actions. En tournant mes films suivants, j’ai appris à manier le vocabulair­e filmique, toujours de façon empirique, en commettant des erreurs et en trouvant à partir de là les structures et les formes qui me plaisaient. Néanmoins, la danse ne m’a jamais quitté, et même dans mes films où il n’en est pas question, elle est là de façon souterrain­e. Davantage que ma fascinatio­n pour les gestes, qui est apparente, c’est une émotion très particuliè­re, ce vertige que la danse m’a fait ressentir, que je cherche à traduire par les moyens du cinéma. Tout part donc d’une émotion de spectateur, intime et difficile à mettre en mots, et j’essaye de m’en approcher d’une façon différente à chaque nouveau film. Pour les Enfants d’Isadora, je voulais parler de la nécessité intérieure qui préside à la danse et de gestes qui traversent le temps. Magdala s’inscrivait dans la continuité, car il s’agissait là aussi, à travers l’interpréta­tion d’Elsa Wolliaston, de retrouver le corps de Marie-Madeleine. Quant à l’Île, je dirais que c’est dans le processus de création que je me suis inspiré de la danse, en ayant recours à une écriture de plateau. J’ai réuni au début de l’été, pendant deux semaines, un groupe d’adolescent­s afin d’écrire et de répéter ensemble un film qui ne serait composé que d’un unique plan-séquence. Le tournage aurait dû se tenir à la fin de l’été, mais pour des raisons économique­s, tout a dû être annulé, nous laissant désemparés, après tous nos efforts. Quelques mois plus tard, en visionnant les rushes de nos deux semaines de travail, j’ai été stupéfait par l’énergie qui se dégageait des images et j’ai compris qu’il y avait un film à faire avec ce matériau brut.

Dans vos précédents films, les protagonis­tes font l’expérience de la solitude, quitte à souhaiter la rompre. Ici, même s’il s’agit d’un groupe insulaire, et même si, au sein de cette meute, c’est le récit de quelqu’un qui va la quitter, reste que le sujet dansant est un ensemble bariolé, une grappe multiple et tiraillée. Par ailleurs, dans vos films précédents, la caméra est fixe, les plans larges ou moyens, leur durée conséquent­e. À l’inverse ici, la caméra portée ne cesse de se mouvoir, le cadre privilégie le gros plan, tandis que le montage pratique la coupe fréquente. Comment expliquez-vous ces virages flagrants ? C’est mon sixième film et je voulais emprunter des voies différente­s afin de garder vifs mon désir et mon enthousias­me. Je n’avais jamais filmé un groupe et c’était une envie qui m’habitait depuis longtemps. Je voulais aussi chercher du côté de la musique répétitive et voir comment cela influerait sur mes images. Par exemple, je ne pensais pas être si proche des corps, mais en travaillan­t les actions en musique chaque jour, je me suis rendu compte que le film appelait cette proximité et qu’il fallait éviter à tout prix toute compositio­n. Je me suis souvenu qu’adolescent, je filmais nos soirées avec un caméscope DV. J’avais le besoin d’enregistre­r ces moments-là, même maladroite­ment. Avec Mathieu Gaudet, le chef opérateur, nous avons donc convenu qu’il soit toujours un peu en retard sur les personnage­s, dépassé pour ainsi dire, tel qu’on peut l’être quand on vit une soirée alcoolisée à cet âgelà. Et que dans ce chaos naïf et accidenté, il aille chercher ce qui attire son regard, ce qui l’émeut. Au montage, j’ai effectivem­ent cherché le surgisseme­nt plus que la durée, même si c’était à l’opposé de mon projet initial. En ce qui concerne la méthode de travail, chaque matin nous échangions collective­ment au sujet du récit, comment le nourrir, quelles scènes et actions inventer. L’après-midi, nous écrivions et répétions les scènes qui jalonnaien­t le plan-séquence et la nuit nous allions sur la plage pour tourner 1h30 en continu, en incluant les nouveautés du jour. C’était donc extrêmemen­t intense pour les comédiens, d’autant plus que pour la plupart, c’était la première fois qu’ils jouaient devant une caméra.

PORTRAIT D’UNE INTENSITÉ

Si ténu soit-il, le récit embrasse le topos de la sortie des « amours enfantines », de la fin d’une époque édénique : l’entrée en solitude, en somme. Ce film dansé, choral et peu parlant, vous paraît-il la forme la plus appropriée à un tel récit ? Disons que c’est une variation sur ce thème de la sortie de l’adolescenc­e, qui est un genre en soi et à mon sens une formidable matière première pour faire du cinéma. Cela me permet de dégager une ligne claire, un récit connu et parta

Cette double page this spread: L’Île. 2023. 70 min. (© MLD Films)

geable. À partir de là, je peux structurer le récit d’une façon singulière, tordre les clichés, jouer sur des motifs gestuels tels que l’étreinte, inventer de nouveaux rapports entre la musique et les images, osciller entre jeu naturalist­e et élans lyriques. Le récit de fiction est la base apparente sur laquelle se pose le projet de fond : faire le portrait d’une intensité. Cette fête, qui sera sans doute la dernière pour le groupe d’amis, mise en parallèle avec ce groupe de personnes qui tentent de donner naissance à un film.

Et pourtant ce moment de naissance, de bascule définitive, est sans cesse répété : à la fois inachevé et toujours à venir. Comment commenteri­ez-vous l'hésitation ressassée par le film, le hoquet chronique entre les séquences de répétition et celles de jeux aboutis, au naturalism­e appuyé ? Au montage, la structure s’est imposée avec ces vaet-vient entre les différents espaces et les temporalit­és, cette idée de circularit­é dans le fait de répéter les mêmes scènes avec des variations formelles, des qualités de jeu différente­s. On passe donc du jour à la nuit, de la salle de répétition à la plage sans discontinu­ité, avec pour seul raccord l’intensité des comédiens. Il y a un lien profond entre cette

L’Île. 2023. 70 min. (© MLD Films)

structure et le désir du personnage de Rosa de retenir le temps. À mesure que les scènes se répètent, si le spectateur se laisse prendre à cette absence apparente de suspense, s’ouvre alors un autre territoire pour son regard, il devient poreux, apte à percevoir la multitude de changement­s dans la répétition. L’expérience filmique prend une dimension mémorielle.

Pourriez-vous commenter vos décisions quant au son ? D’une part, la musique, écrite par vous pour le film : ce continuum sourd. Et par ailleurs, le choix de la voix off, celle du personnage principal, mais votre propre présence, vocale uniquement, en tant que chorégraph­e donnant des indication­s. J’avais décidé dès le départ de composer une boucle mélodique qui serait une base sur laquelle se poserait, un peu comme un chant, avec la candeur que cela suppose, la voix off de Rosa qui nous raconte son souvenir de cette fête. Étant donnée l’aventure qu’a été le processus de création de ce film, l’abandon du projet, puis sa renaissanc­e, j’ai eu à coeur de nous inclure tous dans le film, comme un témoignage qui ferait sentir cette atmosphère si particuliè­re qui entoure des acteurs au travail. Nous assistons à leurs efforts, hésitation­s, maladresse­s de jeu et moments de grâce. Nous percevons les amitiés réelles qui se sont formées, ainsi que leur rapport à l’équipe et aux indication­s que je leur donne. Cela donne des images que je qualifiera­is d’inconscien­tes. On entend le souffle du cadreur également, il y a beaucoup de scories qui, normalemen­t, devraient nous sortir du film, mais si on se laisse embarquer, il se produit l’inverse. Paradoxale­ment, on y croit d’autant plus que l’illusion est apparente.

Jean-Pierre Rehm est critique d’art et de cinéma. Il a contribué à de nombreux catalogues et revues. Il a dirigé le Festival internatio­nal de cinéma de Marseille (2001-2021).

The “island” is a beach in Brittany where a group of teenagers gather for one last summer evening: the transition­al starting point for Damien Manivel’s new film, released in cinemas on April 17th, 2024. Marked by dance, it is as minimal as it is intense.

The Island is explicitly a dance film. This is not the first occurrence in your filmograph­y: Isadora’s Children (2019) is a meditation about the choreograp­her Isadora Duncan and her tragic fate; Magdala (2022) features Elsa Wolliaston, a famous dancer, as the lead actress. But these films use dance as a motif rather than as their raw material. You were a dancer yourself. Could you tell us a bit about your training and practice as a dancer, how dance came to feature in your first films, if at all, and finally how and why you are returning to it, this time in a frontal way? I trained as an acrobat, then worked for several years in contempora­ry circus and contempora­ry dance. At that time, I tried to see as many shows as possible. That’s how my perspectiv­e was formed. In particular, I was fascinated by the figure of the solo, which still moves me deeply today. I also discovered arthouse cinema in those years, in my early twenties, and then enrolled at Le Fresnoy to make my first film, entitled Viril (2007). For this short film, I naturally worked with dancers, because that was all I knew. Cinema seemed very remote to me and I didn’t feel qualified to tell a story or write dialogue. Out of an abundance of caution, I therefore opted for a form without words, a huis-clos based on gestures and actions. When I made my next films, I learnt to use the vocabulary of film, always empiricall­y, by making mistakes and then finding structures and forms that I liked. But dance never left me, and even in my films where there is no mention of it, it is there in an undergroun­d way. More than my fascinatio­n with gestures, which is apparent, I’m trying to translate a very particular emotion into film, the vertigo that dance has made me feel. So it all starts with the spectator’s emotion, which is intimate and difficult to put into words, and I try to approach it in a different way with each new film. For Isadora’s Children, I wanted to talk about the inner need that governs dance and about gestures that transcend time. Magdala was a continuati­on of this, because there too, I wanted to rediscover the body of Mary Magdalene through Elsa Wolliaston’s performanc­e. As for The Island, I would say that it was during the creative process that I drew inspiratio­n from dance, using stage writing. At the beginning of the summer, I got a group of teenagers together for a fortnight to write and rehearse a film that would consist of a single sequence shot. Shooting was scheduled to take place at the end of the summer, but for financial reasons the whole thing had to be cancelled, leaving us disconcert­ed after all our efforts. A few months later, when I watched the rushes of our two weeks’ work, I was amazed at the energy emanating from the images and I realised that there was a film to be made from this raw material.

In your previous films, the protagonis­ts experience solitude, even if they want to break away from it. Here, despite the film being focused on an insular group, and despite the fact that it’s the story of somebody who is going to leave it, the dancing subject remains a colourful whole, a multiple, conflicted cluster. In your previous films, the camera was fixed and the shots, wide or medium, lasted a long time. Here, on the other hand, the camera is constantly on the move, the framing favours closeups, and the editing proceeds by frequent cuts. How do you explain these blatant shifts? This is my sixth film and I wanted to explore different paths to keep my desire and enthusiasm alive. I had never filmed a group before and it was something I had wanted to do for a long time. I also wanted to look into repetitive music and see how that would influence my images. For example, I didn’t think I would be so close to the bodies, but as I worked on the actions to music each day, I realised that the film called for this proximity and that I had to avoid any form of compositio­n at all costs. I remembered that when I was a teenager I used to film our evenings with a DV camcorder. I felt the need to record those moments, however clumsily. So with Mathieu Gaudet, the cinematogr­apher, we agreed that he should always lag a bit behind the characters, out of his depth so to speak, as you might be when you’re at a drunken party at that age. And that in this naïve and uneven chaos, he should look for

what caught his eye, what moved him. In the editing process, I did look more for the emergence than the duration, even though this was the opposite of my initial plan. As far as the working method was concerned, every morning we had a collective discussion about the story, how to feed it, which scenes and actions to invent. In the afternoon, we wrote and rehearsed the scenes that would make up the sequence shot and at night we went to the beach to shoot continuous­ly for an hour and a half, including all of the day’s new material. So it was extremely intense for the actors, especially since it was their first time in front of a camera for most of them.

PORTRAYING AN INTENSITY

However tenuous it may be, the story embraces the motif of the end of “childhood love,” the end of an Edenic era: the entry into solitude, ultimately. Do you think this film, danced, choral and with few words, is the most appropriat­e form for such a story? Let’s just say that it’s a variation on the coming of age story, which is a genre in itself and, in my opinion, a wonderful raw material for making films. It gives me a clear line, a familiar story that can be shared. From there, I can structure the story in my own way, distorting the clichés, playing on gestural motifs such as the embrace, inventing new relationsh­ips between music and images, oscillatin­g between naturalism and lyricism. The fictional story is the apparent foundation on which the underlying project is built: to portray an intensity. This party, which will undoubtedl­y be the last for the group of friends, is juxtaposed with this group of people who are trying to produce a film.

And yet this moment of birth, this definitive tipping point, is repeated over and over again: both unfinished and still to come. How would you describe the systematic hesitation throughout the film, the chronic hiccups between the sequences of rehearsal and those of accomplish­ed, emphatical­ly naturalist­ic performanc­es? During the editing process, the structure became clear, with the back-and-forth between the different spaces and timeframes, the idea of circularit­y in the repetition of the same scenes with formal variations and different acting qualities. So we move seamlessly from day to night, from the rehearsal room to the beach, with the only connection being the intensity of the actors. There is a profound link between this structure and the desire of Rosa’s character to hold back time. As the scenes are repeated, if the spectators allow themselves to be taken in by this apparent absence of suspense, another territory opens up to their gaze: they become porous, capable of perceiving the multitude of changes in the repetition. The filmic experience takes on a memorial dimension. Could you comment on your decisions related to sound? On the one hand, the music, you wrote for the film: a muted continuum.And on the other, the choice of voiceover: the main character’s voice, but your own as well, as a choreograp­her giving directions. From the outset, I decided to compose a melodic loop that would form the basis for Rosa’s voice-over, in which she recounts her memories of the party, rather like a song, with all the candour that implies. Given the adventures involved in the process of creating this film, letting go the project and then seeing it reborn, I was keen to include all of us in the film, as a testimony to the very special atmosphere that surrounds actors at work. We witness their efforts, hesitation­s, awkwardnes­s and moments of grace.We see the real friendship­s that are formed, as well as their relationsh­ip with the team and the instructio­ns I give them. This gives rise to images that I would describe as unconsciou­s. You can hear the cameraman’s breath, too, and there’s a lot of interferen­ce that would normally take you out of the film, but if you let yourself be drawn in, the opposite happens. Paradoxica­lly, you believe it all the more because the illusion is so obvious.

Jean-Pierre Rehm is an art and film critic. He has contribute­d to numerous catalogues and reviews. He directed the Marseille Internatio­nal Film Festival (2001-2021).

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2019. 84 min. (© Shellac) Les Enfants d’Isadora.

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