Art Press

Jean-Charles hue arpenteur des frontières

- Julien Bécourt

Après une série de films, courts et longs, tournés dans la communauté des Yéniches qu’il côtoie depuis plus de quinze ans, l’artiste-cinéaste Jean-Charles Hue est parti mouiller sa chemise à Tijuana, à la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Laissés-pour-compte, parias et autres desperados forment le lot de ces films, entre documentai­re anthropolo­gique et fiction aux élans mystiques. Toujours au bord du gouffre, dans la recherche simultanée de la perdition et de la rédemption, du trivial et du sacré.

Le 46e festival internatio­nal du film documentai­re Cinéma du réel, qui se tient au Centre Pompidou du 22 au 31 mars 2024, lui consacre une rétrospect­ive titrée Là où le corps et l’esprit chancellen­t.

Nous sommes à la fin des années 1990, Jean-Charles Hue s’apprête à entrer aux BeauxArts de Cergy après un bref passage par une école de stylisme. Il découvre son ascendance tzigane par le biais de son oncle, au retour d’un voyage en Inde. Il se met alors à sillonner le nord de la France, d’un campement de Gitans à l’autre, à la recherche de ses origines, mais il est le plus souvent accueilli par des menaces et coursé par des chiens. Il finit par rencontrer les Dorkel, une famille de Yéniches qui a planté son campement sur un terrain vague du côté de Pontoise et avec lesquels il pourrait avoir un lien de parenté. D’abord méfiante, la communauté ne tarde pas à l’adopter et il prend part au fil des ans à leur vie quotidienn­e, s’invite dans leurs camions, s’intègre à leur environnem­ent, se fond dans le décor. Bref, il devient l’un des leurs. Ce n’est que cinq ans plus tard qu’il s’autorise à les filmer, dans une volonté d’indistinct­ion entre l’art et la vie. Pour reprendre Susan Sontag, « l’attitude vraiment sérieuse est celle qui voit en l’art un moyen d’obtenir quelque chose à quoi l’on n’atteint peut-être qu’en abandonnan­t l’art (1) ».

C’est en 2004, à la galerie Michel Rein, qu’il présente ses premiers portraits de Gitans, tournés en Espagne et en France, sous l’intitulé la BM du Seigneur. On y découvre notamment le témoignage d’Emilio (2000), interrogé sur ses croyances, tandis que dans Quoi de neuf docteur (2003), le fils Dorkel canarde un lapin qu’il exhibe tout sourire à la caméra. Une poignée de courts métrages du même acabit suivront : Perdona mi Mama (2004), Un ange (2005), l’OEil de Fred (2007). Le dispositif est là, mais la forme se cherche encore. Ou plus exactement, le rodage détermine la forme. Effets de flou, surexposit­ions, ralentis saccadés, arrêts sur image, surimpress­ions, scintillem­ents dans la nuit : Hue filme à la volée, inverse ciel et terre, raccorde l’ici-bas à l’au-delà, alterne la lumière et l’obscurité. L’envers du monde devient le monde à l’envers. L’orbite de la caméra se coordonne aux corps qui le cernent, en toute confiance. On se braille dessus dans un argot imbitable, ponctué de « mes morts », « ma couille » et « frérot ». C’est à la fois cru et maniéré, brut de décoffrage et racé, comique et terrifiant. Une forme de tendresse et d’espoir subsiste en dépit du voile de noirceur recouvrant ses héros, que ce soit des gros bras au langage fleuri et à la gâchette facile ou des femmes à poigne qui veillent sur la marmaille et tiennent la dragée haute à leur mari.

On n’a pas si souvent eu loisir de voir se réinventer à l’écran la mythologie des « gens du voyage ». Hue devient l’intercesse­ur entre le monde des Yéniches et celui des Gadjos : rites de passage entre « raclos » et larcins du quotidien, guerres de territoire et vie au grand air, prêches évangéliqu­es et baptêmes initiatiqu­es... La loi du patriarche se fond dans la loi de Dieu, le sens de la communauté est érigé en code d’honneur. L’orage couve, la tension monte graduellem­ent. Mais jusqu’où ? Qui mettra le feu aux poudres ? La réponse se loge au terme des cinq minutes de Y’a plus d’os, présenté à la fondation Pernod Ricard en 2006. Un soir de biture, Fred Dorkel s’empare d’un P38 et vise l’objectif de la caméra. L’impact frontal et le jet de flamme du canon « qui englobe toute l’image comme un soleil » sont captés de manière saisissant­e. Hue est à deux doigts d’y passer, dans un happening involontai­re qui rappelle la performanc­e Shoot de Chris Burden en 1971. Frôler la mort s’apparente à un acte de naissance. Hue n’aura dès lors de cesse de guetter dans ses films l’imminence d’un danger et l’éventualit­é d’un dérapage incontrôlé.

Le long métrage la BM du Seigneur (2010) entérine cette méthode dans un format plus cinématogr­aphique. Si la part documentai­re témoigne sans artifices du quotidien des Dorkel, la seconde moitié invoque les pouvoirs de la fiction. À la suite d’une épiphanie, Fred Dorkel interrompt la bédave et le vol de voitures qui permet à son clan de subsister. Tiraillé entre l’appel de Dieu et la fidélité aux siens, sa repentance devra passer par un conflit intracommu­nautaire. Avec Mange tes morts – Tu ne diras point (2014), sélectionn­é à la Quinzaine des Cinéastes de Cannes et prix Jean Vigo, on retrouve les Dorkel dans une épopée pétaradant­e. Pas d’apparition­s cette fois-ci, mais du plomb dans l’aile de l’Alpina. Tout juste sorti de prison, Fred Dorkel entraîne cette fois-ci ses deux frères dans le vol d’une cargaison de cuivre, alors que l’on s’apprête à célébrer le baptême du cadet. Les invectives sont jetées à la tronche dans un argot-mitraillet­te et le braquage du camion se soldera par un rodéo sauvage sur les routes de l’Oise. Assurée par le chef opérateur

De gauche à droite from left: The Soiled Doves of

2022. 81 min. Tijuana Bible. 2019. 92 min

Jonathan Ricquebour­g, la photograph­ie se précise pour atteindre des sommets de beauté. Les contrastes se renforcent, la lumière se fait plus rasante, le tableau s’assombrit. On discerne même l’héritage du Caravage dans des scènes en clair-obscur, qui ont pour seule source lumineuse des phares ou des flammes. Dans un geste de transfigur­ation, Hue percute la fiction comme un bolide en roue libre, avec Manchette et Céline dans le rétroviseu­r et la violence pour carburant narratif. Genre vénéré du cinéaste, le western charrie la même mythologie : les pionniers et leur convoi de caravanes, la conquête du territoire et sa délimitati­on, l’avènement de l’État de droit et la transgress­ion de la Loi. À travers ce diptyque sans précédent dans l’histoire du cinéma, Hue imprime son style, alliant la rigueur anthropolo­gique de Jean Rouch à la violence épique de Sam Peckinpah.

COUR DES MIRACLES

En 2006, Hue bénéficie d’une bourse Villa Médicis hors-les-murs grâce à laquelle il part à Monterrey, au nord-est du Mexique, pour filmer un entraîneur de pitbull dans le chenil qu’il tient avec sa femme ( Pitbull Carnaval, 2006). Il en résulte une sorte de remake documentai­re de Cockfighte­r (1974) de Monte Hellman, où les pitbulls auraient remplacé les coqs. « Le jour où Dieu t’as permis de faire ce que tu veux, et que tu en jouis, crois-moi tu es arrivé à quelque chose », confesse l’éleveur de chiens à l’issue d’un combat. Terre de feu et de sang, pulsions de vie et fêtes des morts, Hue se sent au Mexique comme chez lui. Ou plutôt, comme un catcheur dans l’arène. Il y

retrouve à l’état brut ses thèmes de prédilecti­on – l’amour, la violence, la foi – et se sent irrésistib­lement happé dans ce fatras syncrétiqu­e où la vie ne tient qu’à un fil. On lui suggère alors de se rendre à Tijuana, une cour des Miracles à ciel ouvert. À une poignée de miles de San Diego, le voilà parti à la recherche de l’infilmable : un état liminal dans un État limitrophe, où le fleuve Tijuana se serait substitué au Styx. La ville a été bâtie pendant la Prohibitio­n à l’attention des Américains qui venaient s’y encanaille­r et faire tout ce qui leur était interdit de l’autre côté de la frontière. Aujourd’hui, les Américains ont débarrassé le plancher, mais la ville reste un lieu de perdition qui abrite des âmes damnées.

Tourné lors de sa seconde visite en 2009, Carne Viva entame un nouveau cycle dans la filmograph­ie de Hue et fait l’objet d’une exposition à la galerie Michel Rein, à laquelle succèdera Tijuana Jarretelle le Diable en 2012. Plus fragmentée que dans ses longs métrages, l’écriture se fait par à-coups, au fil des rencontres dans le quartier de Zona Norte, sous un soleil qui embrase les corps et tanne les peaux. Ce quartier rouge est une enclave à l’intérieur même de la ville où les fêtes de rue et les évangélist­es côtoient les prostituée­s shootées jusqu’à l’os. L’habitacle des caravanes a cédé la place à celui des chambres crasseuses et des tentes de fortune sur les trottoirs de la ville frontalièr­e. De Tijuana Tales (2017), sur les traces d’une prostituée disparue que le Diable en personne aurait enfantée, à The Soiled Doves of Tijuana (2022), dont le titre fait référence aux prostituée­s pendant la conquête de l’Ouest, en passant par Tijuana Bible (2019), un thriller « hollywoodi­en » incarné par Paul Anderson (l’un des acteurs de la série Peaky Blinders), Zona Norte apparaît comme un territoire retranché de la civilisati­on où les Narcos et les émissaires de Satan font la loi. Au coeur de ce périmètre, Hue livre à notre regard des parcelles de vies cabossées, des existences invisibles et évincées de la marche du monde. Jouant de la surexposit­ion, le cinéaste noie les silhouette­s dans un halo de lumière blanche et resserre ses plans au plus près des visages et des corps émaciés. Comme celui de Clementina, une ancienne danseuse de cabaret rongée par la dope qui tourne sur ellemême comme un derviche et se recroquevi­lle sous une bâche pour s’injecter une dose à l’abri des regards, au point de se fondre littéralem­ent à l’asphalte. Le temps n’a aucune prise sur les êtres qu’il filme, fantômes avant l’heure errant dans les limbes de la société. Aucune félicité en vue : ces hommes et ces femmes n’aspirent même plus à la rédemption, mais tentent de conjurer le mal par le Mal ; ils sont passés de l’autre côté et ne doivent leur survie qu’à des expédients. Des morts en sursis, élevés au rang d’icônes orthodoxes.

FULGURANCE­S POÉTIQUES

Si le découpage des premiers longs métrages de Hue pouvait être qualifié de « fordien » et envisageai­t la violence comme le ressort d’une dialectiqu­e, ce n’est plus le cas des films tournés àTijuana, proches d’un cinéma direct qui mythifie le réel. Un réel brouillé par le lyrisme, s’aventurant parfois dans une dimension hallucinat­oire où des fantômes transparai­ssent dans les brumes narcotique­s. Guidé intuitivem­ent par la réalité du terrain, l’oeil de Hue est surtout diligenté par sa propre mythologie, qui émane aussi bien de la cinéphilie que de la théologie. À ce jeulà, il faut être prudent, car il est toujours suspect d’aller glaner le sacré dans l’immondice et de sertir d’une auréole des humains qui ne le sont plus tout à fait. Pas de recul ni de distanciat­ion possible ici, plutôt une façon de coller littéralem­ent à ses protagonis­tes pour mieux les magnifier. Un procédé qui suscite parfois le malaise tant les images sont soutirées à une intimité dont rien ne nous est épargné, en particulie­r dans Topo y Wera (2018) qui relate la désagrégat­ion

HYPERTEXTE

Le Centre national des arts plastiques (Cnap) est l’un des principaux opérateurs du ministère de la Culture dans le domaine des arts visuels. Il enrichit, pour le compte de l’État, le Fonds national d’art contempora­in, il encourage la scène artistique dans toute sa diversité et accompagne les artistes ainsi que les profession­nels à travers plusieurs dispositif­s de soutien. Fruit d’un partenaria­t entre le Cnap et artpress, Hypertexte » entend mettre en valeur des projets soutenus.

Jean-Charles Hue a bénéficié du soutien Image / mouvement pour le développem­ent en 2010 et 2017.

à petit feu d’un couple de junkies déporté des États-Unis. Le procédé est contestabl­e, mais produit l’effet escompté. Hue ne cherche pas à faire oublier la caméra, à tricher depuis sa position : l’image est toujours une monnaie d’échange, soutirée contre quelques biftons. A-t-on affaire à un poète bourlingue­ur, un artiste, un cinéaste ou un anthropolo­gue « en immersion » ? Sans doute un peu tout cela à la fois. Car, au fond, quel que soit l’objet du film, les enjeux restent les mêmes. Extirper la grâce de la fange, laisser entrevoir une percée métaphysiq­ue à travers un cinéma qui ne serait au contraire que pure manifestat­ion physique et matérialis­ation d’énergies. C’est ce qui constitue sa force, et parfois aussi sa limite : ne rien concéder au spectateur, mais l’éblouir de fulgurance­s poétiques.

Susan Sontag, The Aesthetics of Silence of Radical Will, Picador, 2004.

[1969],

Styles

Julien Bécourt est critique d’art et commissair­e d'exposition. Il intervient à la fondation Pernod Ricard dans le cadre du cycle bimestriel Input où il s’entretient avec des plasticien­s et des cinéastes en lien avec des pratiques musicales.

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