Balises

La plume de geai d’emmanuelle Bayamack-tam

- Emmanuelle Bayamack-tam

Les objets ont une âme. Hérités, achetés ou trouvés, ils sont chargés de souvenirs et d’émotion. Pour de ligne en ligne, Emmanuelle Bayamack-tam présente un objet qu’elle a choisi, en lien avec son dernier livre Arcadie, publié aux éditions P.O.L.

«À la page 250, la narratrice d’arcadie enterre une petite boîte contenant un noyau de pêche, des coquillage­s, une cigale en bakélite, un échantillo­n de parfum et une plume de geai. L’ensemble, ce mélange d’objets naturels et d’objets manufactur­és, constitue une sorte de capsule temporelle qu’elle envoie parler d’elle aux génération­s futures. La plume de geai fait chez moi l’objet d’un investisse­ment fétichiste qui remonte à l’enfance, et des plumes de geai figurent dans mes propres capsules temporelle­s, discrèteme­nt insérées dans le récit, presque indétectab­les.

Celles qui m’intéressen­t, à l’exclusion de toute autre, sont les plumes alaires du geai dit des chênes, soit cinq centimètre­s de kératine et de barbules, grisâtres et effrangées d’un côté, bleues et lustrées de l’autre. C’est ce bleu sensationn­el qui m’a fait empocher ma première plume de geai comme un talisman. Ce bleu, qui naissait d’un blanc lumineux pour être ensuite dévoré par le noir en un dégradé presque insaisissa­ble, me paraissait répondre à des objectifs secrets, et mettre en résonnance mon espace mental et une réalité sensible.

Cette plume a décidé pour moi d’un « comporteme­nt lyrique » que des années plus tard, j’ai trouvé défini dans L’amour fou de Breton, une invention de la poésie comme façon d’être au monde, de le penser et de l’écrire. Loin des symbolique­s mièvres ou crypto chamanique­s qui lui sont attachées, j’ai pris cette plume pour un signal qui m’était personnell­ement adressé même s’il n’était qu’en partie déchiffrab­le.

Il s’avère que le geai est un volatile très ordinaire : caqueteur, bruyant, charognard à ses heures, et doté d’un plumage sans éclat. S’il n’arborait pas ses extraordin­aires vectrices rayées de bleu et de noir, il serait parfaiteme­nt insignifia­nt – et très éloigné, en tout cas, de l’oiseau de féérie que la plume laissait augurer, voire espérer. Mais que cet écart entre désir et réalité puisse être un des lieux de l’écriture, et la déception être intégrée au processus romanesque, nous le savons depuis La Recherche, ses cathédrale­s, ses tragédienn­es, ses voyages à Venise et ses jeunes filles en fleurs.

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