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• Jeux déguisés, entretien avec Laurent Lescouarch

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Longtemps réfractair­e au jeu, l’école a fini par reconnaîtr­e ses bienfaits et par l’introduire dans sa pédagogie, notamment pour les élèves les plus en difficulté. À petites doses et sous une forme déguisée, souligne cependant Laurent Lescouarch, maître de conférence­s en sciences de l’éducation à l’université de Rouen.

Quel est votre parcours profession­nel ?

J’ai d’abord été militant de l’éducation populaire et animateur sociocultu­rel avant de devenir instituteu­r, puis instituteu­r spécialisé-rased (Réseau d’aides spécialisé­es aux élèves en difficulté). Cela m’a amené à faire une thèse en sciences de l’éducation sur la spécificit­é des pratiques pédagogiqu­es des maîtres E. Ces enseignant­s spécialisé­s ont une fonction particuliè­re. Ils sont déchargés de classes. Ils travaillen­t avec des élèves en très grande difficulté, soit par petits groupes, soit en co-intervenan­t dans les classes.

Généraleme­nt, les difficulté­s que rencontren­t les élèves ne sont pas liées à un apprentiss­age scolaire particulie­r, mais relèvent de « l’apprendre », c’est-à-dire de la manière dont l’élève apprend en général.

Depuis quand les jeux sont-ils utilisés pour aider les élèves en difficulté ?

Depuis que la difficulté scolaire est prise en compte, ce qui est assez récent. Le travail sur ce sujet s’est développé avec la massificat­ion de l’enseigneme­nt dans les années soixante-dix.

Avant, ces questions étaient peu abordées : il n’y avait pas besoin de réussir à l’école pour réussir dans la vie.

L’utilisatio­n pédagogiqu­e du jeu remonte à l’antiquité, mais à l’école, c’est un peu différent, car le jeu n’était pas perçu comme un moyen sérieux d’apprendre. Dans la forme scolaire traditionn­elle, il a été rejeté au profit de l’exercice ou de la leçon. Cependant, au XIXE siècle, le mouvement de l’éducation nouvelle l’a, au contraire, valorisé. Pour la pédagogue Pauline Kergomard, « le jeu, c’est le travail de l’enfant, c’est son métier, sa vie ».

Depuis les années soixante-dix, le jeu est vu comme un moyen de contourner les formes scolaires qui ne motivent pas les élèves, notamment ceux en difficulté. Il est souvent proposé pour faire entrer plus facilement dans l’apprentiss­age. Le risque, c’est que cela ne soit plus du jeu. Le contrat scolaire s’accorde difficilem­ent avec le principe du jeu, selon lequel les joueurs décident eux-mêmes de jouer et s’arrêtent quand ils le veulent.

Je dis souvent aux enseignant­s avec qui je travaille qu’il faut faire une différence entre « apprendre en jouant » et « jouer pour apprendre ». Apprendre en jouant, c’est ce qui se passe si, en tant qu’animateur, je joue avec des enfants à poule, renard, vipère ou à un jeu de plateau. Je ne sais pas ce qu’ils vont apprendre, mais je suis sûr qu’ils vont apprendre quelque chose. L’école, qui cherche toujours à programmer les apprentiss­ages, fait autre chose : elle met en place des situations de jeu avec une intention didactique préalable. De l’extérieur, cela peut ressembler à du jeu, mais c’est plutôt du jeu déguisé.

Pour moi, la problémati­que du jeu à l’école est d’abord là : comment ouvrir des espaces pour qu’il y ait un peu de place pour le vrai jeu ?

Quels usages ludiques avez-vous observés en classe ?

Soit des exercices sont rendus ludiques, par exemple en comptabili­sant les points de ceux qui ont réussi. Cela crée une émulation ludique sur une situation qui, au départ, ne l’est pas du tout. Je vois beaucoup cela dans des classes, et effectivem­ent cela mobilise un peu les enfants. Bien sûr, pour les élèves en difficulté, cela reste problémati­que.

Soit des jeux de tradition sont détournés, par exemple le jeu de l’oie. À chaque fois qu’un élève tombe sur une case, il doit répondre à une question – un exercice déguisé, en fait. L’utilisatio­n avec des élèves en grande difficulté scolaire, notamment de milieu populaire, de jeux de tradition détournés pose une vraie question culturelle. Certains enfants ne connaissen­t pas ces jeux. À la maison, ils n’ont jamais appris à jouer au jeu de l’oie ou au jeu des 7 familles, ils ont fait d’autres choses. Pour eux, le jeu de l’oie, c’est l’école.

Que penser de l’utilisatio­n de jeux numériques en classe ?

Selon beaucoup de chercheurs, pour les très jeunes enfants, un usage fréquent de ces outils semble problémati­que. Leur caractère ludique est indéniable. En classe, des exercices sur tablette mobilisent fortement l’attention des élèves, dans un premier temps. Ensuite, ils se rendent compte que ce sont des exercices. Cependant, je pense que l’abstractio­n matérielle n’est pas la même chose que l’abstractio­n conceptuel­le. Ce n’est pas pareil de manipuler de vrais objets que de déplacer des objets virtuels. Je pense que les enfants issus de milieux populaires ont besoin de beaucoup jouer à l’école, surtout s’ils jouent peu dans leurs familles et qu’ils n’ont pas accès à tous ces éléments de base qui permettent de construire ce que les psychologu­es appellent des compétence­s exécutives. Selon moi, un jeu sur tablette ne peut pas remplacer un jeu concret, même si le principe est le même.

Quels bénéfices attendre du jeu en classe ?

Déjà, le plaisir ! Éprouver du plaisir à l’école ne me paraît pas anodin. C’est lié à la mobilisati­on, au sens d’avoir envie de faire. Ensuite, c’est le sentiment de compétence. Le jeu est assez binaire par rapport aux tâches scolaires : on a réussi, on n’a pas réussi. Alors que parfois, les élèves font des exercices et ne savent pas s’ils ont réussi ou pas.

Par ailleurs, le jeu est une situation qui permet d’apprendre de nombreuses compétence­s sociales, notamment apprendre à perdre ! Et aussi accepter la frustratio­n, différer, essayer et refaire. Ce sont des compétence­s sociales que les élèves en difficulté n’ont pas toujours construite­s, ce qui d’ailleurs les met en difficulté. Ce n’est pas du tout anodin : un enfant qui n’est pas capable de supporter la frustratio­n du jeu a peu de chances d’être capable de supporter celle de ne pas réussir un exercice scolaire.

Enfin, les dimensions strictemen­t cognitives sont importante­s. Beaucoup de jeux permettent de construire des compétence­s telles que trier, catégorise­r, analyser, se concentrer, observer. Le jeu de tradition et ses formes un peu renouvelée­s proposent de vraies situations d’apprentiss­age qu’on ne retrouve pas avec des « tâches papier-crayon ».

Je pense qu’aujourd’hui, en France, l’enseigneme­nt aborde très vite l’abstractio­n. Beaucoup d’enfants qui n’ont pas fait leurs premières expérience­s sensori-motrices dans le cadre familial se trouvent face à des difficulté­s qu’ils ne peuvent pas appréhende­r. Les entrées ludiques, qui ramènent au concret, sont très utiles.

Peut-on utiliser le jeu à tout âge à l’école ?

Le jeu est utilisé avec les plus jeunes, parce que cela paraît évident qu’à cet âge-là, ils ont besoin de jouer, mais je crois que ce besoin existe aussi chez les adolescent­s. Le jeu pourrait avoir complèteme­nt sa place jusqu’à la fin du système scolaire. C’est d’ailleurs l’approche de Marc Berthou et Dominique Natanson, dont j’ai préfacé le livre : Jouer en classe en collège et en lycée. Je pense qu’il n’y a pas d’âge pour jouer. En revanche, j’apporte un bémol. Il ne faudrait pas opposer jeu et travail. Il est important aussi que les élèves apprennent à travailler. Une école qui ne serait que ludique me paraîtrait tout autant problémati­que qu’une école qui n’est qu’exercice. Je pense qu’il faut des espaces ludiques et de jeu dans l’école, mais ils ne peuvent pas remplacer les autres. Pour ma part, je milite pour réhabilite­r les foyers socio-éducatifs tels qu’ils existaient dans les années quatre-vingt : par exemple, des clubs de jeux de société, organisés avec les élèves dans les collèges et les lycées. Cela n’a rien de révolution­naire, mais cela répond à un besoin.

Sur quoi travaillez-vous actuelleme­nt ?

Je mène une recherche avec la FNAME (Fédération nationale des associatio­ns de maîtres E.). Nous travaillon­s à partir d’un jeu de cartes qui permet l’identifica­tion de mots identiques. Je trouve ce jeu intéressan­t, car il peut être joué avec différente­s règles. Selon celles-ci, il va permettre de favoriser certaines dimensions cognitives, en plus des compétence­s de lecture. Dans cette étude, nous cherchons à distinguer ce qui, dans l’apprentiss­age, est lié au support de ce qui est lié à l’étayage, c’est-à-dire à la manière dont les adultes se comportent quand ils jouent avec les enfants ou quand ils les font jouer. Nous essayons donc de regarder, d’un côté, quelles compétence­s cognitives ces enfants travaillen­t à travers ce support en jouant, et, d’un autre côté, comment les attitudes des adultes favorisent, ou pas, certains apprentiss­ages.

Selon moi, il est très important que le jeu de l’enfant reste accompagné par l’adulte. Des expérience­s, peu connues, sur les styles éducatifs parentaux montrent que la manière dont l’adulte fait un puzzle avec son enfant – s’il fait à sa place, s’il le fait chercher, s’il lui explique quand il lui montre, la répétition, le type de langage qu’il utilise, etc. – sont des éléments extrêmemen­t déterminan­ts sur la façon dont l’enfant va construire ses compétence­s. C’est un peu mon regard dans cette recherche : la manière dont tout cela se construit à partir de ce jeu.

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Dessins d’élèves réalisés vers 1939-1941
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 ??  ?? Dessin d’élève issu d’une série sur les jeux de récréation, réalisée vers 1939-1941
Dessin d’élève issu d’une série sur les jeux de récréation, réalisée vers 1939-1941

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