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PEUT-ON APPRENDRE EN JOUANT ?

- Gilles Brougère, professeur en sciences de l’éducation

Depuis le début du XIXE siècle, de façon récurrente, le jeu est présenté comme un moyen quasi miraculeux d’apprentiss­age. Cependant, souligne Gilles Brougère, professeur en sciences de l’éducation et conseiller scientifiq­ue du cycle « Peut-on apprendre en jouant ? », aucune étude n’a jamais donné un fondement scientifiq­ue à cela. Si cette valorisati­on éducative du jeu a commencé en visant plutôt les jeunes enfants, elle s’étend aujourd’hui à de plus âgés et aux adultes.

Le jeu ou les jeux

Pendant plus de deux siècles, c’est du côté de l’enfance que s’est focalisée l’associatio­n entre jeu et éducation, et tout particuliè­rement, avec l’exception notable de la France, au niveau des pédagogies préscolair­es. Bien entendu, de façon plus discrète, d’autres niveaux pouvaient faire appel à des jeux (en particulie­r dans la formation des dirigeants d’entreprise) sans pour autant valoriser le jeu en tant que tel.

En effet, le domaine des relations entre jeu et éducation est marqué par l’opposition entre les jeux (et l’école maternelle française a accepté des jeux éducatifs) et le jeu comme cadre essentiel des apprentiss­ages (comme c’est le cas dans les jardins d’enfant allemands). Accepter des jeux, des dispositif­s pédagogiqu­es qui s’inspirent de façon plus ou moins éloignée du jeu loisir, ne conduit pas pour autant à considérer le jeu comme ayant une valeur éducative particuliè­re. Il s’agit alors de justifier l’usage de procédés singuliers et non une catégorie d’activités. On retrouve, en partie, dans cette opposition francophon­e entre les jeux et le jeu celle, anglophone, entre game et play. Si on est sensé jouer ( play) à des jeux ( games), le fait de jouer n’est pas essentiel et parfois même passé sous silence. Il n’est pas certain que l’on joue toujours lorsqu’on joue à des jeux éducatifs ou autres jeux sérieux.

L’impossible relation entre jeu et éducation

La question du lien entre jeu et apprentiss­age posée à ce niveau de généralité n’est pas une question scientifiq­ue et ceci pour plusieurs raisons.

Ce que recouvre le terme jeu est très varié, regroupant aussi bien les jeux dit d’exercice du jeune enfant, les jeux de faire-semblant des enfants plus âgés, les jeux de société ou de constructi­on, les jeux vidéo, le jeu d’argent et bien d’autres, qui n’ont pas nécessaire­ment des caractéris­tiques en commun. Les jeux sont divers et l’on peut difficilem­ent les considérer comme ayant un même effet relatif à l’apprentiss­age. On peut montrer que tel jeu dans tel usage par tel public permet, dans certaines conditions, tel apprentiss­age, ou a des meilleurs résultats que d’autres activités. Des jeux comme les puzzles ou les jeux de constructi­on possèdent, par exemple, des valeurs éducatives évidentes. Cependant, on est loin d’une propositio­n universell­e qui achoppe sur cette diversité.

De plus, l’usage qui est fait du jeu, du dispositif matériel ( game) peut s’éloigner de ce qui caractéris­e une attitude ludique. On peut utiliser le matériel d’un jeu sans y jouer ou insérer un jeu dans un dispositif pédagogiqu­e sans en faire un jeu pour autant. Par exemple, présenter une période historique en s’appuyant sur les reconstitu­tions quasi documentai­res d’un jeu vidéo ne relève pas nécessaire­ment du jeu. C’est assez proche de l’usage d’un roman en cours de français : l’objectif n’est pas une lecture loisir, mais d’en tirer des « leçons » qui peuvent varier selon l’objet du cours ( histoire de la littératur­e, logiques d’écriture, grammaire, etc.). Il peut donc y avoir du jeu sans jeu, du game sans play. Cependant, un jeu est-il encore un jeu si l’on n’y joue pas, s’il ne présente aucune jouabilité ( gameplay) ? Le détourneme­nt scolaire est légitime pour le jeu comme il l’est pour la littératur­e, le théâtre ou les oeuvres d’art. La dimension éducative ne renvoie pas au jeu, mais au fait de sortir du jeu : la « dégamifica­tion » y est peut-être plus présente que la gamificati­on.

L’hybridatio­n entre jeu et dispositif éducatif

Enfin, la production d’hybrides, c’est-à-dire d’objets et d’activités qui empruntent à la fois au jeu et aux logiques éducatives, contribue à la complexité des relations entre jeu et apprentiss­age. Le résultat peut rester très proche du jeu ou s’en éloigner beaucoup. On peut ainsi intégrer un jeu dans l’espace scolaire (ou relevant d’autres modalités comme la formation d’adultes) en lui accordant une valeur éducative intrinsèqu­e. On peut aussi

le prolonger avec un débriefing ou un exercice avec des effets éducatifs qui ne sont pas liés au jeu en tant que tel mais à la combinaiso­n du jeu à une activité complément­aire. On peut modifier le jeu pour qu’il réponde aux objectifs éducatifs (à la marge ou beaucoup), créer un objet mixte mi-jeu mi-exercice, ou transforme­r un exercice pour le rendre ludique. Par exemple, certains processus de gamificati­on ne s’appuient que sur des éléments superficie­ls de jeux, en particulie­r des jeux vidéo, comme les points, les avatars, etc. Ainsi on peut mettre en oeuvre des principes que l’on trouve dans les jeux, mais qui ne sont pas propres aux jeux comme la compétitio­n ou la fictionali­sation. Ces éléments transforme­nt-ils pour autant une activité en jeu ? La réponse supposerai­t d’observer si les utilisateu­rs sont des joueurs.

Le jeu comme une pratique sociale parmi d’autres

Oui, le jeu permet d’apprendre, mais il n’y a aucun privilège ontologiqu­e propre au jeu. D’une part, comme toute activité le jeu permet des apprentiss­ages liés à sa pratique même. D’autre part, des dispositif­s variés en relation au jeu ou que l’on appelle jeu sont conçus pour faire apprendre, et on peut considérer qu’ils y parviennen­t, parfois sinon toujours. Dans ses relations à l’éducation, le jeu doit être considéré comme une pratique parmi d’autres, loin du miracle que certains aimeraient voir se réaliser.

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Magic-school : l’école magique, jeu magnétique pour l’apprentiss­age de l’anglais, vers 1960

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