Balises

La préhistoir­e, une esthétique du temps entretien avec Rémi Labrusse

- Propos recueillis par Fabienne Charraire et Camille Delon, Bpi

L’exposition « Préhistoir­e » met en lien les créations préhistori­ques avec l’art moderne et contempora­in. Rémi Labrusse, professeur d’histoire de l’art à l’université ParisNante­rre, en est le commissair­e avec Cécile Debray et Maria Stavrinaki. Il explique par quels moyens, dans l’entre-deuxguerre­s, les artistes ont découvert l’art préhistori­que.

Quel rôle jouent les revues d’art dans la diffusion de l’art préhistori­que pendant l’entre-deux-guerres ?

Au début des années vingt, L’esprit nouveau d’amédée Ozenfant et Le Corbusier propose des références visuelles à la préhistoir­e, mais les images ne sont pas accompagné­es d’un commentair­e archéologi­que. Puis, à la fin de la décennie, les revues d’art d’avant-garde qui circulent en Europe prennent un tournant anthropolo­gique. Cahiers d’art, fondée par Christian Zervos en 1926, exerce une influence majeure dans les milieux artistique­s. La revue affiche une conviction esthétique profonde selon laquelle la légitimité de l’art moderne se construit à partir d’une référence à des arts non-occidentau­x et très anciens. C’est une manière de raccrocher la modernité à une continuité culturelle de grande ampleur, aussi bien spatiale que temporelle. Cette conception de l’art moderne s’oppose au cliché selon lequel la modernité serait une entreprise de recommence­ment à zéro. D’autres revues sont essentiell­es et stimulent la sensibilit­é des artistes à l’égard de la préhistoir­e. Documents de Georges Bataille, de 1929 à 1930, a un impact considérab­le sur les milieux d’art d’avant-garde, tout comme Minotaure, la revue fondée par les éditeurs d’art Albert Skira et Tériade, qui paraît entre 1933 et 1939. Ces revues empruntent aux ethnologue­s et aux préhistori­ens leurs références visuelles, puis leurs concepts.

Quels documents les artistes découvrent-ils dans ces revues ? D’abord, les lecteurs découvrent ce que les préhistori­ens appellent des « objets mobiliers ». Parmi ces objets, se détachent les figures féminines paléolithi­ques, qui suscitent une immense fascinatio­n. Certaines deviennent des icônes, comme la « Vénus » de Lespugue, découverte en 1922, et immédiatem­ent reproduite dans de nombreuses publicatio­ns.

Ensuite, les revues permettent de découvrir les peintures pariétales, reproduite­s par le biais de relevés, réalisés parfois en calquant la feuille directemen­t sur la paroi. Certains préhistori­ens comme l’abbé Breuil sont, techniquem­ent, d’excellents artistes, et diffusent largement leurs dessins restituant les compositio­ns des grottes ornées.

Enfin, et c’est une particular­ité de l’esthétique moderniste, les revues d’avant-garde s’intéressen­t aux outils, essentiell­ement des silex taillés paléolithi­ques, découverts en quantité à partir des années 1850. Ces objets alimentent une réflexion esthétique sur la valeur artistique de l’outil, dans le contexte de la culture industriel­le. C’est une manière d’étendre le champ de l’art et d’y associer la question de la fabricatio­n.

Quel rôle ont joué l’abbé Breuil et Leo Frobenius dans la diffusion de l’art préhistori­que ?

L’abbé Breuil participe de manière décisive à l’authentifi­cation de l’art pariétal, au tout début du XXE siècle. Ses analyses d’archéologu­e et d’anthropolo­gue s’appuient sur sa pratique assidue du terrain et sur ses dessins. Parfois, il isole arbitraire­ment un motif et en fait un véritable tableau. D’autres fois, il reproduit avec virtuosité la superposit­ion chaotique des traits qui caractéris­e un grand nombre de compositio­ns pariétales. Dans les deux cas, ses images ont exercé une influence artistique considérab­le. Leo Frobenius, lui, est d’abord un explorateu­r et un collecteur autodidact­e d’objets africains. À partir des années dix, il se consacre également à la préhistoir­e africaine. Contrairem­ent à l’abbé Breuil, il ne dessine pas lui-même mais il organise des expédition­s lors desquelles il emploie des artistes profession­nels, souvent issus d’écoles d’art allemandes marquées par les avantgarde­s. Ces équipes ont réalisé d’immenses relevés de peintures rupestres au Sahara et en Afrique du Sud, sous forme de dessins ou d’aquarelles sur papier. Frobenius les a montrés régulièrem­ent dans des exposition­s : à Paris en 1930 et en 1933, ou au Musée d’art moderne de New York en 1937, sous le titre « L’art moderne, il y a 5 000 ans ». Dans ce dernier cas, les relevés étaient associés à une présentati­on d’oeuvres surréalist­es – Klee, Miró, Ernst, Arp, Masson, etc.

Les artistes ont-ils visité les sites préhistori­ques ?

Le paléolithi­que couvre la période des premiers outils il y a 3,3 millions d’années, jusqu’à la sédentaris­ation et l’invention de l’agricultur­e il y a 11 700 ans. C’est un monde spécifique qui fascine parce qu’il semble radicaleme­nt étranger. Pourtant, rares sont les artistes qui tentent l’expérience directe des grottes. Ceux qui l’ont fait ont parfois été dépossédés de leur créativité par la puissance de l’art paléolithi­que. Des artistes majeurs qui ont proclamé leur admiration pour l’art « préhistori­que », comme Joan Miró ou Alberto Giacometti, ne sont allés à Altamira, pour le premier, qu’en 1957, et à Lascaux, pour le second, qu’en 1953. Le néolithiqu­e s’étend jusqu’en 3 300 avant J.-C. mais son patrimoine est avant tout identifié aux mégalithes (Carnac en Bretagne ou Stonehenge en Angleterre). André Masson, les époux Delaunay, Jean Arp et Sophie Taeuber-arp, Paul Klee et d’autres se rendent sur ces sites à la fin des années vingt. Mais au fond, la visite des sites n’a pas d’effet majeur sur l’idée que les artistes se font de l’art préhistori­que. Leur réflexion s’est construite en amont : le contact avec les images et les textes publiés dans les revues me semble plus important. Pour l’art moderne, la préhistoir­e est avant tout une idée et pas une simple influence visuelle, comme tel ou tel corpus iconograph­ique de l’histoire de l’art. Avec la préhistoir­e, ce qui est en jeu, c’est une esthétique du temps. Un temps non-chronologi­que, abyssal, cristallis­é dans les créations modernes autant grâce à des lectures et des rêveries qu’à la rencontre avec des objets.

 ??  ?? Jean Cassou, « Peintures des temps préhistori­ques », Cahiers d’art n°1, Paris, Éditions Cahiers d’art, janvier 1926, p.70.
Jean Cassou, « Peintures des temps préhistori­ques », Cahiers d’art n°1, Paris, Éditions Cahiers d’art, janvier 1926, p.70.
 ??  ?? Vénus de Lespugue en ivoire de mammouth, datée du Gravettien (Paléolithi­que supérieur, 23 000 ans) et trouvée dans la grotte des Rideaux (Haute-garonne, France).
Vénus de Lespugue en ivoire de mammouth, datée du Gravettien (Paléolithi­que supérieur, 23 000 ans) et trouvée dans la grotte des Rideaux (Haute-garonne, France).

Newspapers in French

Newspapers from France