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ENTENDRE LES LANGUES, EN CHANTER LES SENS

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Entendre les langues, en chanter les sens

Les traducteur­s parlent aux lecteurs, c’est le nom de la manifestat­ion à laquelle nous invite l’associatio­n pour la promotion de la traduction littéraire (Atlas). L’événement a lieu cette année sous le signe de la poésie : une belle occasion de fêter la lecture comme une manière de savourer le rythme propre à chaque écriture. Car lire, c’est écouter la vitalité musicale innervant les langues, que l’acte littéraire régénère sans cesse. C’est ce que nous laissent entendre, chacune à leur façon, les traductric­es Dominique Vitalyos, Dominique Vittoz et Aline Schulman.

À la fin des années soixante, Dominique Vitalyos est une adolescent­e rebelle. Un pan de la culture de l’inde s’ouvre à elle à travers la poésie de Tagore et les musiques hindoustan­ie et carnatique. Elle a l’impression d’être née dans cette musique, dans cette poésie. À la charnière des années quatre-vingt, après avoir étudié l’indonésien, l’anglais et l’ethnologie à Paris, elle part séjourner en Inde. Au Kerala, elle étudie le malayalam, la langue officielle de cet état indien du sud, le sanskrit – dont le malayalam est riche – et l’art de l’acteur du Kathakali (de katha, « histoire » et kali, « jeu » en malayalam, théâtre chanté et dansé apparu au XVIIE siècle au Kerala), qui s’exprime dans une langue gestuelle. Les initiation­s à ces différente­s langues se recouvrent et se complètent, l’image poétique, la tonalité du mouvement et la représenta­tion verbale se répondant en permanence.

Du théâtre dansé à la traduction littéraire

Dominique Vitalyos voyage parfois très loin pour assister aux meilleures nuits de Kathakali et tombe littéralem­ent amoureuse d’une pièce, Nalacarita­m, « l’histoire de Nala », d’unnâyi Vâriyar (XVIIE-XVIIIE siècle). Sous l’effet de cet enchanteme­nt, en car ou en train, elle se met à traduire cette oeuvre dans sa langue maternelle, qu’elle aime, ne parle plus et rêve d’intégrer à son nouvel univers. Par-delà le rendu verbal, elle cherche la transmutat­ion du rasa, cette émotion esthétique que la scène du Kathakali doit transmettr­e au public à travers le texte chanté, les gestes, les expression­s et la danse, les rythmes et les mélodies, les maquillage­s et les costumes.

En 1992, elle revient en France. Jacques Dars, qui dirige la collection « Connaissan­ce de l’orient » chez Gallimard, ne s’y trompe pas quand il découvre ce trésor : la traduction de Dominique Vitalyos dégage une ferveur envoûtante et permet un accès à un texte jusqu’alors inconnu en français. L’éditeur en fait l’acquisitio­n et donne carte blanche à la traductric­e pour le titre, les photos et la présentati­on. En 1995, Jours d’amour et d’épreuve, l’histoire de Nala, est publié et devant « son » livre, Dominique Vitalyos comprend qu’elle a trouvé le métier qui lui permettra de vivre à la fois en Inde et en France : elle traduira.

Traduire une langue inventée

Pour transposer La Saison de la chasse, où Andrea Camilleri fait résonner les harmonique­s du sicilien de son enfance au-dessus des accords nationalis­és de la langue italienne, Dominique Vittoz, qui avait déjà traduit pour les éditions Fayard La Concession du téléphone du même auteur, doit trouver une solution originale. Afin de recréer une langue qui sera celle d’andrea Camilleri en français pour la veine historique de ses romans, elle cherche un équivalent du sicilien dans les langues régionales françaises. Il lui revient alors en mémoire la voix de sa grand-mère qui, outre sa parfaite maîtrise du français national, parlait le francoprov­ençal. À l’époque de cette traduction, Dominique Vittoz habite Lyon, au coeur de la région où cette langue s’est déployée. Elle suit des cours de ce parler lyonnais afin de le mélanger au français, pour obtenir une langue métissée, à l’image de celle inventée par Andrea Camilleri et qui fait tout le charme de son écriture. La tension entre les deux registres de langues, où s’expriment les tensions sociales, impulse la progressio­n tragi-comique du récit. Un lexique est présent à la fin du volume pour connaître la traduction exacte des termes francoprov­ençaux. Mais bientôt le lecteur s’aperçoit qu’il sait déjà lire cette langue nouvelle, si drôlement belle : « Elles mangeaient, chantaient, faisaient joliment marcher le batillon, manquablem­ent se testicotai­ent et puis, au bout d’une demi-heure, tout ce monde patalait jusqu’à la vigne, pour y rester jusqu’à tant que le soleil se couche. »

Lire Don Quichotte aujourd’hui

Depuis l’enfance, Aline Schulman parle le français, l’anglais et l’espagnol. Afin de nous conter les extraordin­aires aventures de Don Quichotte et de Sancho Panza, elle a recomposé une oralité théâtrale, pour retrouver l’effet de celle qui avait tant séduit le public lors de la publicatio­n originale des deux tomes de L’ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche par Cervantes en 1605 et 1615. Elle a ainsi modernisé en 1997 la traduction française de Don Quichotte à la demande des éditions du Seuil, marquant une rupture dans la réception de cette oeuvre.

Aline Schulman a dû écrire de nombreuses pages avant de trouver le vocabulair­e qui sonnait juste. S’efforçant de préserver une cohérence lexicale, elle s’est finalement donné pour règle d’utiliser des mots toujours vivants aujourd’hui et qui existaient déjà au milieu du XVIIE siècle. Moderniser a essentiell­ement consisté à remanier la syntaxe afin que celle-ci s’accorde au phrasé de notre époque tout en rendant le sens de ce que dit le texte original.

À lire

Unnâyi Variar

Jours d’amour et d’épreuve : l’histoire de Nala traduit du malayalam par Dominique Vitalyos, Gallimard, 1995

891.1 UNNA 4 NA Andrea Camilleri,

La Saison de la chasse traduit de l’italien par Dominique Vittoz, Fayard, 2001

850’’19’’ CAMI.A 4 ST Miguel de Cervantes,

L’ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche traduit de l’espagnol par Aline Schulman, Le Seuil, 1997

860’’16’’ CERV 4 IN

 ??  ?? Don Quichotte et les moulins, Honoré Daumier, circa 1850, Art Institute of Chicago
Don Quichotte et les moulins, Honoré Daumier, circa 1850, Art Institute of Chicago
 ??  ?? Don Quichotte dans les montagnes, Honoré Daumier, circa 1850, Bridgetown Museum of Art
Don Quichotte dans les montagnes, Honoré Daumier, circa 1850, Bridgetown Museum of Art

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