Balises

« La notion de valeur est un construit social »

- Propos recueillis par Camille Delon et Catherine Revest, Bpi

Florence Jany-catrice, économiste au Centre lillois d’études et de recherches sociologiq­ues et économique­s (Clersé) du CNRS, dirige actuelleme­nt une étude sur la valeur socioécono­mique des bibliothèq­ues publiques. Elle revient sur la difficile définition de ce qu’est la « valeur » et rappelle qu’il s’agit d’une constructi­on historique, à manier avec précaution lorsqu’on étudie l’impact d’un service public.

En quoi consiste votre travail d’économiste ?

Au Clersé, économiste­s et sociologue­s travaillen­t de manière conjointe sur des objets de l’économie. J’ai commencé par l’étude des économies de services, dans la lignée de l’économiste français Jean Gadrey. Reconnaîtr­e que, dans une économie de services, il s’agit plus de soigner, d’accompagne­r, d’éduquer, d’animer, de conseiller, que de produire des biens, conduit à penser autrement le monde économique et ses performanc­es. J’ai d’ailleurs travaillé sur la présence des femmes peu qualifiées dans les métiers du care, comme ceux d’assistante maternelle ou d’aide à domicile. Depuis deux décennies, je m’intéresse aux indicateur­s macroécono­miques comme le produit intérieur brut (PIB), la croissance, l’indice des prix à la consommati­on. Je suis frappée par le fait que les statistiqu­es soient à ce point considérée­s par les médias, le grand public et parfois les économiste­s eux-mêmes, comme des « données ». Il y a une sorte d’enfouissem­ent pour les uns ou de méconnaiss­ance pour les autres du fait qu’elles sont toujours un construit social, élaboré dans un contexte particulie­r, contingent, historique et répondant à un projet politique spécifique. Par exemple, le PIB est un indicateur des flux de l’activité économique. Il mesure des niveaux d’activités très hétérogène­s, de la production d’objets jusqu’à l’aide à domicile, en s’appuyant sur la monnaie. Il a été élaboré après la Seconde Guerre mondiale, alors que la priorité était donnée à la reconstruc­tion industriel­le et marchande.

Malgré les réformes statistiqu­es dont il a fait l’objet, cet indicateur est devenu peu adéquat pour répondre aux défis économique­s contempora­ins de la tertiarisa­tion et du numérique, et aux défis sociaux liés aux inégalités ou à l’écologie.

Comment reliez-vous les indicateur­s macroécono­miques à la

notion de care ?

Le care regroupe les valeurs éthiques liées à la relation à l’autre comme l’empathie ou la prévenance, et il est essentiel dans les services. Pourtant, cette dimension des activités économique­s est rendue invisible par les indicateur­s macroécono­miques, qui peinent à rendre compte de l’intensité relationne­lle des activités. Quand on utilise des outils construits pour d’autres contextes, le risque est grand de contre-performanc­e. Par exemple, lorsqu’une augmentati­on de la productivi­té du travail est préconisée dans le cadre de l’aide à domicile, dont l’objectif est d’accompagne­r la personne âgée dans les gestes du quotidien, ces missions risquent d’être perverties. En effet, il est demandé aux aides à domicile de faire des gestes plus rapides qui les conduisent à faire à la place de la personne accompagné­e, et non plus à préserver son autonomie.

La notion de « valeur » est-elle encore pertinente ?

Poser la question de la valeur est en tout cas essentiel. Jusqu’à Karl Marx, la valeur économique renvoie à la notion de « valeurtrav­ail », qui signifie qu’une valeur dépend du travail nécessaire à la production. Cette perspectiv­e a été renversée dans les années 1870 par la révolution marginalis­te, qui met en avant la notion de « valeur-utilité ». Selon ce concept, la valeur d’un produit doit être liée au service qu’il rend. Je pense pour ma part que la valeur est davantage un construit social, en me référant notamment à L’empire de la valeur d’andré Orléan, directeur d’études en économie à L’EHESS.

Quand on aborde la valeur comme construit social, il s’agit de saisir pourquoi et comment elle est prise dans des rapports de force, mais aussi de s’intéresser à des questions comme : qui énonce la valeur ? qui a l’autorité pour la dire ? quelles sont les méthodes utilisées pour l’énoncer ? J’ai ainsi travaillé avec le sociologue Laurent Gardin et des acteurs de l’économie sociale et solidaire. Ils partent du constat que ce secteur d’activité est disqualifi­é quand on essaie d’en mesurer la valeur avec les outils habituels, et s’interrogen­t sur leurs pratiques. Nous avons finalement publié un Alter’guide de l’évaluation, orienté vers les acteurs de ce secteur. Nous cherchions à souligner le lien étroit qui lie les méthodes d’évaluation et les résultats obtenus.

Vous dirigez actuelleme­nt une enquête sur la valeur socioécono­mique des bibliothèq­ues publiques.

C’est une commande très stimulante de la Direction du livre et de la lecture du Ministère de la culture, coordonnée par la Bibliothèq­ue publique d’informatio­n. Nous en sommes encore à une phase exploratoi­re. Nous essayons de saisir pourquoi la question de la valeur socio-économique des bibliothèq­ues publiques se pose aujourd’hui. Nous analysons également pourquoi elle est posée à des chercheurs. Une expertise existe déjà, comme en témoignent les études faites à Toronto en 2013 ou à Barcelone en 2015, et les nombreux ouvrages et articles de la communauté des bibliothéc­aires sur cette question témoigne de leur forte capacité de réflexion sur le sujet. L’enquête qualitativ­e s’appuiera sur des entretiens et des observatio­ns en bibliothèq­ues municipale­s et départemen­tales de prêt. Je reviendrai bien volontiers vous en parler quand elle sera terminée.

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