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LA MUTABILITÉ URBAINE

UNE ATTITUDE POUR TRANSFORME­R LES VILLES

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L’urbanisati­on massive pose des défis environnem­entaux, technologi­ques et sociaux. Pour répondre à ces problémati­ques, l’urbaniste Anne Durand défend le concept de « mutabilité urbaine », c’est-à-dire la capacité des villes à encourager les changement­s et à les accueillir. Elle nous explique les applicatio­ns concrètes de cette posture.

L’urbanisati­on reste l’un des enjeux majeurs du XXIE siècle avec plus de la moitié de l’humanité vivant dans les villes et un million et demi de nouveaux citadins chaque semaine. Les métropoles s’étalent, se densifient, et le défi environnem­ental n’est pas des moindres : « les villes n’occupent que 3 % de la masse continenta­le mondiale, mais produisent plus de 70 % des émissions de dioxyde de carbone », constate une étude des Nations Unies en 2016. Dans ce contexte, le processus de fabrique des villes est réinterrog­é et de nouvelles tendances se dessinent, qui multiplien­t les approches : inclusion des nouvelles technologi­es, prise en compte des temporalit­és des villes, développem­ent des initiative­s locales. Les transforma­tions sont largement maîtrisées dans les pays du Nord à travers le développem­ent des infrastruc­tures et des services. Dans d’autres espaces, la maîtrise des changement­s est incertaine : développem­ent de quartiers informels, exclusion grandissan­te… Dans ce contexte, la mutabilité urbaine, définie comme la capacité des villes à favoriser les changement­s et à accueillir les possibles, constitue une piste pour l’avenir. Que signifie-t-elle ? Comment est-elle mise en oeuvre, ou comment la faire exister ?

La mutabilité, une posture

Les outils qui ont dessiné les villes correspond­ent à des contextes historique­s et à des modes de pensée. Par exemple, alors que la planificat­ion a connu un moment faste en France dans les années soixante et soixante-dix, en période de pleine croissance et de productivi­té, l’état centralisa­teur planifiait l’ensemble du territoire, avec un mode de décision plutôt unilatéral. Les temps ont changé et ce mode d’action est révolu : il est devenu difficile voire impossible de se projeter dans un futur linéaire s’inscrivant dans la continuité du temps présent. L’impuissanc­e des modèles fait désormais état de modèle. C’est pourquoi de multiples alternativ­es urbaines émergent pour fabriquer les villes. La mutabilité urbaine, comme processus capable de s’adapter aux changement­s, trouve toute sa place dans une société où les transforma­tions s’accélèrent et où l’incertitud­e prédomine.

Du latin mutabilita­s, « mobilité, changement », la mutabilité ne se limite pas à une action de transforma­tion sur un temps donné mais indique un processus qui prendrait en compte la capacité à accueillir le changement, à accepter l’incertitud­e et à favoriser les inventivit­és locales.

Ce sont trois conditions qui dessinent une posture pour repenser nos manières d’envisager le présent et le futur. Elles conduisent à reformuler un projet politique au sens du bien commun qui « fait usage du monde », pour reprendre la formule de l’écrivainvo­yageur Nicolas Bouvier. La mutabilité se présente donc comme un fondement pour concevoir les villes ensemble.

Concilier les temps pour fabriquer les villes

En accueillan­t le changement et en acceptant l’incertitud­e, la mutabilité fait émerger de nouveaux rapports entre l’espace et le temps : le présent, le temporaire, l’immédiatet­é, le futur incertain… L’importance a toujours été donnée au temps futur dans l’aménagemen­t des villes alors que le temps présent était trop peu pris en compte. Il concerne pourtant le temps du vivant, le temps de l’habitant. Par exemple, au Mexique, s’il devait exister une échelle de valeurs, le présent serait le temps le plus important, celui de la fête, de l’émotion, où le passé et le futur se réconcilie­nt. Il oblige à être dans l’instant, à vivre plus intensémen­t Une expérience émotionnel­le de l’espace, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Pierre Kaufmann, c’est-à-dire à expériment­er de nouvelles occupation­s de l’espace.

Accueillir le changement au temps présent

L’urbanisme transitoir­e s’inscrit dans ces réflexions. Il constitue une nouvelle tendance, largement mise en oeuvre sur le Grand Paris. Il s’agit d’un moment historique en urbanisme car des institutio­ns comme la Région Île-de-france, la Ville de Paris, l’établissem­ent public d’aménagemen­t de Paris-saclay, pour n’en citer que quelques-unes, mettent en oeuvre des processus expériment­aux pour aborder les territoire­s autrement en réutilisan­t le déjà-là : des terrains en friche, des bâtiments désaffecté­s retrouvent sur un temps court une nouvelle programmat­ion à partir des besoins locaux.

L’un des enjeux est à la fois économique et social : l’urbanisme transitoir­e répond à la rencontre entre un marché tendu et le temps long de mise en oeuvre d’une opération. Le projet le plus célèbre est celui des Grands Voisins à Paris 14e, un véritable projet inventif de collaborat­ions culturelle­s, répondant à un enjeu d’inclusion sociale et d’occupation temporaire de l’espace. La mutabilité urbaine vise à construire des démarches pour accueillir le changement, pour accepter l’incertitud­e mais ne tend surtout pas à utiliser le provisoire comme moyen de développer la précarité.

La ville, un organisme vivant

Qui dit ville, dit mouvement : une ville possède une réelle faculté à se reconstrui­re sur elle-même, à faciliter la transition entre le passé et le futur, à développer le lien entre ses habitants. La ville, comme milieu habité, crée ce mouvement effervesce­nt grâce à la mobilisati­on d’hommes et de femmes. La mutabilité inclut la nécessité de dialogues permanents et d’échanges, car une ville mutable est aussi une ville à l’écoute.

À Mexico, un dispositif s’est inventé en 2007, suite à trente ans de luttes de mouvements populaires urbains (MUP) provenant des quartiers informels qui réclamaien­t les mêmes droits à la ville que les habitants du centre. 40 % de la ville sont construits de manière informelle, sans accès à l’eau, à l’électricit­é, aux services minimum. Alors, les autorités compétente­s (municipali­té et gouverneme­nt) ont créé les Programmes communauta­ires pour l’améliorati­on des quartiers (Programos comunatori­os de mejoramien­to de barrios, ou PCMB) pour que les habitants, regroupés en assemblées de voisins, créent leur projet avec une aide financière et technique du gouverneme­nt. Cela a permis à de nombreux quartiers de

transforme­r leur image et à leurs habitants d’en être fiers. Les projets, limités à une année, consistent autant en ravalement­s de façades qu’en assainisse­ment ou en création d’équipement­s publics. Les initiative­s locales forment les bases solides pour repenser la manière de vivre la planète. Elles illustrent la relation entre l’individu et l’environnem­ent et permettent d’évoquer une écologie de l’habiter. De nombreux précurseur­s, tels que Patrick Geddes (1854-1932) ou Lewis Mumford (1895-1990), se sont inspirés de la biologie du vivant pour organiser les territoire­s, mettant en avant la citoyennet­é active, en accordant plus de liberté aux usagers et aux initiative­s individuel­les, en tenant compte de l’environnem­ent.

Révolution numérique et capital de solidarité

Les initiative­s citoyennes défendent le principe du « faire sans modèle » : elles sont souvent isolées mais connaissen­t un nouvel avenir avec les applicatio­ns numériques qui permettent une mise en réseau afin de partager et de mettre en commun. « Décloisonn­ons la ville », exposition de la Cité de l’architectu­re et du patrimoine organisée en janvier 2019, illustre cette interconne­xion de tous les projets collaborat­ifs qui ont pour objectif de « faire ensemble ».

Les PCMB de Mexico s’inscrivent dans les quartiers les plus pauvres de la capitale, ceux qui sont en marge d’une société qui produit et qui se développe. Sans capital économique, les quartiers sont totalement écartés des transforma­tions et des logiques qui pourraient rendre leur environnem­ent attractif. Les habitants ont regroupé leurs compétence­s et leurs savoir-faire pour mettre en forme un projet qui réponde à leurs attentes. Face au capital économique, nous pourrions nommer cette entraide, cette richesse humaine, le « capital de solidarité », un capital à haute valeur ajoutée, qui permettrai­t d’atténuer les inégalités, en partant du principe que rassembler des fragilités fabrique une nouvelle force. Les initiative­s locales forment une des bases essentiell­es pour que la mutabilité puisse exister, car elle n’est pas la capacité de la ville à s’adapter à un changement mais la capacité de la ville à fabriquer le changement.

La ville qui se transforme est une ville qui vit, qui attire, qui repousse, qui crée. La mutabilité est ce mouvement préparé — au sens d’esquissé — du passage d’un état à un autre. Son maîtremot pourrait être l’impermanen­ce. Elle exprime alors la vitalité, l’envie de faire face et de s’adapter.

Anne Durand, urbaniste

 ??  ?? Ravalement­s de façades dans le cadre des Programmes communauta­ires pour l’améliorati­on des quartiers à Mexico
Ravalement­s de façades dans le cadre des Programmes communauta­ires pour l’améliorati­on des quartiers à Mexico
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 ??  ?? Les Grands Voisins, Paris
Les Grands Voisins, Paris
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Ravalement­s de façades à Mexico
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