Balises

DES VILLES MASCULINES

- Propos recueillis par Floriane Laurichess­e, Bpi

Dans son ouvrage Des villes faites par et pour les hommes, Yves Raibaud, spécialist­e de la géographie du genre et maître de conférence­s à l’université Bordeaux-montaigne, montre comment la ville renforce les inégalités entre hommes et femmes. Dans cet entretien, il nous explique les mécanismes à l’oeuvre dans un espace urbain dominé par la culture masculine, et appelle à davantage d’égalité.

En quoi peut-on dire que la ville est un espace genré ?

Dès l’enfance, garçons et filles n’ont pas la même incitation à partager l’espace public : on considère que le dehors est le lieu naturel des garçons, qui ont besoin de se défouler, tandis que le dedans est réservé aux filles, avec l’idée, déjà, d’une forme d’assignatio­n aux tâches domestique­s. Tout est fait pour que la ville soit agréable aux hommes ; les infrastruc­tures sportives, par exemple, comme les terrains de football, les skateparks ou les grands stades, leur sont majoritair­ement dédiées. On ne retrouve pas l’équivalent pour les femmes.

Cette prédominan­ce masculine se manifeste partout : 94 % des rues ou des espaces publics portent le nom d’un homme. Quand les femmes sont représenté­es dans la ville, elles sont un ornement, un corps nu ou légèrement voilé sur des frises, des fontaines ; il en va de même pour l’affichage publicitai­re ou certains graffitis sexistes. La ville est décorée pour le plaisir des yeux des hommes. Si au lieu de dire « les habitants », on dit « les habitantes », on voit bien que l’on décrit un espace complèteme­nt différent et inégalitai­re.

Comment les femmes pratiquent-elles la ville ?

La mobilité des femmes dans la ville est contrainte par deux choses inhérentes à la condition féminine : d’abord le fait d’être des objets sexualisés, ensuite leur assignatio­n toujours importante aux tâches familiales et ménagères. En étudiant la mobilité des ménages, on se rend compte que dans la majorité des cas, ce sont les femmes qui accompagne­nt les enfants, les personnes âgées ou en situation de handicap. Elles sont plus chargées que les hommes par les tâches domestique­s. La seconde particular­ité, largement partagée, c’est un grand sentiment d’insécurité : les femmes sont angoissées par la ville la nuit. Si elles doivent sortir tard le soir, elles prennent leurs précaution­s, font attention à leur tenue, à leur trajet, préviennen­t des copains, rentrent en voiture ou en taxi pour éviter les transports en commun.

Quelle est la responsabi­lité des politiques publiques ?

Les villes sont un héritage du passé que l’on ne peut pas entièremen­t changer, mais elles continuent de se construire comme espace masculin et patriarcal. En analysant le budget genré des villes, on constate que 75 % des budgets publics destinés aux jeunes profitent aux garçons, à commencer par les équipement­s de loisirs. D’autres pratiques, comme les musiques urbaines ou le street art, participen­t de cette continuité, celle de l’inférioris­ation et de la sexualisat­ion du corps des femmes. Ce constat est également manifeste dans les programmat­ions culturelle­s. Par exemple, les dix opéras les plus joués dans le monde racontent tous des meurtres de femmes, avec des mises en scène de plus en plus crues. Peut-on, au nom de l’art, cautionner des production­s machistes, sexistes, violentes ? Est-ce normal que 80 % de l’argent du ministère de la Culture profite à des créateurs masculins ? Nous avons besoin d’une réflexion éthique et esthétique sur ces sujets.

Que pensez-vous des espaces réservés aux femmes ?

Quand on parle de non-mixité féminine, il faut d’abord s’interroger sur la non-mixité masculine et sur les effets délétères que produit l’entre-soi masculin. C’est plutôt ça le problème ! Dans des travaux que j’avais réalisés, notamment sur le sport, la mixité était souvent un désir de femmes, contrairem­ent aux hommes qui n’y étaient pas du tout favorables. Sur ces terrains de domination masculine que sont les skateparks ou les stades, il faut bien, à un moment, faire une place aux femmes.

En imposant des journées banalisées non-mixtes, on a pu constater que les filles reprenaien­t confiance, se réappropri­aient peu à peu l’espace accaparé par les garçons, et pouvaient s’imposer à performanc­es égales. Donc, on voit bien que la non-mixité féminine est l’un des chemins vers l’égalité entre femmes et hommes dans la ville. C’est la lutte contre la nonmixité masculine qui devrait être une préoccupat­ion éducative générale !

En quoi la ville durable creuse- t-elle les inégalités ?

Il faut comprendre que la voiture, que l’on tend à supprimer des centres- villes depuis une dizaine d’années, a été un formidable outil d’émancipati­on pour les femmes. Elle a rendu compatible l’accès à l’emploi, l’accompagne­ment des enfants et l’approvisio­nnement du ménage, des activités encore trop peu partagées avec les hommes au sein des familles. Aujourd’hui, la piétonisat­ion des villes est catastroph­ique pour beaucoup de femmes, à qui l’on ne propose pas de solutions alternativ­es satisfaisa­ntes.

Dans les enquêtes que nous avons menées sur les usages du vélo, de la marche à pied et des transports en commun, c’est toujours la même chose qui ressort : l’inconfort. La ville agréable que l’on nous promet, où l’on peut tranquille­ment flâner et boire un verre à la terrasse d’un café, ce n’est pas la ville des femmes, c’est celle des hommes.

À quoi ressembler­ait une ville inclusive ?

On connaît des villes inclusives. Je cite régulièrem­ent Vienne, en Autriche. Depuis vingt ans, la ville a mis en place une politique d’égalité hommes-femmes, à commencer par des organismes paritaires, des budgets genrés et un travail sur le design urbain. Il y a une véritable réflexion sur les circulatio­ns et leurs obstacles, l’éclairage public, la lutte contre le harcèlemen­t dans les transports.

Les élues sont plus sensibles aux enjeux de vulnérabil­ité dans la ville, de partage et d’aménagemen­t des espaces publics, loin d’un urbanisme masculinis­te surplomban­t. Ce souci des autres dans la ville va de pair avec un changement de regard : envisager la ville avec les yeux des autres, c’est envisager une ville démocratiq­ue et inclusive. À lire

Des villes faites par et pour les hommes : dans l’espace urbain, une mixité en trompe-l’oeil Belin, 2015 913.351 RAI

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