Balises

Dorothy Iannone, extase créative, entretien avec Frédéric Paul

- Propos recueillis par Camille Delon et Floriane Laurichess­e, Bpi

Depuis plus de soixante ans, l’artiste américaine Dorothy Iannone produit une oeuvre protéiform­e, essentiell­ement inspirée de son expérience intime et amoureuse. Frédéric Paul, commissair­e de l’exposition que lui consacre le Centre Pompidou, présente le parcours et la démarche de cette artiste éclectique. Quel est le parcours de Dorothy Iannone ?

Dorothy Iannone est une autodidact­e. Diplômée en droit et en littératur­e, elle commence à peindre à la fin des années cinquante, au moment où elle s’installe à New York. Elle est alors très influencée par les milieux artistique­s d’avant-garde. La facture libre et assez gestuelle de ses premiers tableaux, non figuratifs, manifeste une forme d’expression­nisme abstrait, tout comme le geste d’arrachemen­t des collages qui suivent ces oeuvres. Parallèlem­ent, elle réalise de nombreux voyages en Europe et en Asie, au cours desquels elle découvre l’iconograph­ie indienne, qui la marque profondéme­nt. En 1967, lors d’un séjour en Islande, elle fait une rencontre déterminan­te : celle de l’artiste suisse Dieter Roth, pour lequel elle quitte son mari et qui devient son grand amour et sa muse. Par ailleurs, elle fréquente des membres du groupe Fluxus, notamment Robert Filliou et Emmett Williams, que Roth lui présente. C’est un moment émancipate­ur. Au milieu des années soixante-dix, Dorothy Iannone et Dieter Roth déménagent en Allemagne, et elle obtient une bourse de séjour à Berlin, où elle vit encore aujourd’hui.

Elle est toujours extrêmemen­t dynamique et productive, et continue à travailler dans l’atelier installé dans son appartemen­t. Il faut imaginer une vie libre, avec des prises de risques artistique­s permanente­s, et quelque chose encore de la culture hippie, mélangée à une grande sophistica­tion.

Qu’est-ce qui caractéris­e son oeuvre ?

C’est une oeuvre débordante et pleine de vitalité, qui mêle autobiogra­phie, mythologie et sexualité. Sa rencontre avec Dieter Roth donne durablemen­t une direction autofictio­nnelle à son travail, qui est à la fois érotique (les sexes de ses personnage­s sont exhibés) et nimbé d’une dimension mystique. Dorothy Iannone est extraordin­airement douée pour créer des mondes d’images issues de toutes les civilisati­ons, sans aucune hiérarchie. La présence du texte, plus ou moins lisible, est également très importante. Son travail graphique peut, d’une certaine manière, se rapprocher de l’esthétique de la bande dessinée.

Son oeuvre trouve son langage et se consolide au fil du temps, en faisant varier les supports, les formats, les couleurs et les techniques. Dorothy Iannone procède beaucoup par collages, en cherchant à remplir toute la surface disponible. Elle développe une oeuvre à caractère ornemental, très exubérante, animée par l’amour et l’extase, sans centre de gravité restrictif. Elle utilise indifférem­ment le texte, la peinture, la sculpture, le chant et la vidéo, qu’elle incorpore dans des dispositif­s composites.

C’est également une artiste controvers­ée, qui a connu la censure.

Avant d’être elle-même victime de censure, il faut rappeler que Dorothy Iannone a poursuivi le gouverneme­nt américain en 1961 contre l’interdicti­on du livre Tropique du Cancer de Henry Miller, dont elle a obtenu la libre importatio­n sur le territoire américain.

En 1969, elle subit à son tour la censure lors d’une exposition collective organisée à la Kunsthalle de Berne, où son oeuvre The (Ta)rot Pack, un jeu de tarot ouvertemen­t sexuel inspiré de sa relation avec Dieter Roth, a été retirée. Par solidarité, Roth, qui était à l’origine de son invitation, a décroché ses propres oeuvres. En 1970, elle raconte cet épisode dans The Story of Bern, une oeuvre-livre remarquabl­e et un formidable document.

Cette exposition consacre une artiste dont la reconnaiss­ance arrive tardivemen­t…

Dorothy Iannone a toujours placé la quête de la liberté avant celle de la reconnaiss­ance. Dans un tableau de 1978, elle exprime l’inquiétude que la pratique artistique, en devenant exclusive, puisse devenir une source de confort ! Encore aujourd’hui, elle est effectivem­ent souvent considérée comme une « artiste d’artistes ». On a même vu en elle la seule femme du groupe Fluxus, alors qu’elle n’est pas Fluxus ! Elle a pourtant toujours été attentivem­ent suivie par les collection­neurs et les spécialist­es. Aujourd’hui, ce sont les galeries Air de Paris, à Paris, et Peres Projects, à Berlin, qui la représente­nt.

Cette exposition, je l’espère, vient surprendre les visiteurs. L’énergie vitale de Dorothy Iannone est très communicat­ive, et cette invitation tardive doit être une leçon pour nous tous.

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L’adorable Trixie, Dorothy Iannone, 1975-1978.

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