La caméra au poing
Le 17 mars 1897, l’américain Enoch J. Rector pose trois caméras autour d’un ring. Il ne sait pas qu’il va réaliser le premier long métrage de l’histoire du cinéma et que ce sera un documentaire sur la boxe. Le journaliste et cinéaste Julien Camy revient sur la longue histoire qui unit ce sport spectaculaire au genre documentaire.
En rechargeant ses caméras à tour de rôle – chaque bobine filmant à peine une minute –, Enoch J. Rector fixe sur pellicule les quatorze rounds du championnat du monde qui voit Bob Fitzsimmons battre James J. Corbett. Le film monté dure presque 100 minutes. Trois ans auparavant, le 14 juin 1894, les boxeurs Mike Leonard et Jack Cushing s’affrontent dans le studio de Thomas Edison afin qu’il les filme. C’est sans doute le premier film de boxe de l’histoire, il dure une quarantaine de secondes. Les opérateurs Lumière lui emboîtent le pas avec Les Boxeurs en 1895 puis en 1897, Georges Méliès avec Match de boxe à l’école de Joinville et en 1899, l’anglais Birt Acres avec Boxing Match. Ces films documentaires pionniers ont comme unique cadre un plan moyen ou large. La mise en scène est réduite à la mise en place du combat.
Cependant, la présence de la boxe dès les débuts du cinéma démontre la puissance cinégénique de ce sport. Comme au théâtre, les boxeurs sont en position surélevée et éclairés ; puis, il y a la violence des coups, les gouttes de sueurs ou de sang qui jaillissent, le bruit sourd des gants, le public déchaîné… la boxe détient une force inégalable pour le cinéma documentaire et de fiction, où elle est également mise en scène régulièrement.
Ali, « The Greastest »
Le premier grand documentaire autour de la boxe sort en 1974, à l’époque du cinéma-vérité : les caméras légères permettent liberté de mouvement et de sujet. Muhammad Ali The Greatest, oeuvre du photographe et cinéaste William Klein, est tournée en deux parties : en 1964 lors du premier titre de champion du monde d’ali – alors Cassius Clay – et en 1974 pour son retour, lors du combat mythique au Zaïre contre George Foreman.
Caméra à l’épaule, Klein suit Ali au plus près : dans les vestiaires, lors des entraînements, pendant ses prises de parole, dans son Tour-bus, il filme ses shows quotidiens adressés à son entourage. Aucun commentaire. Images prises sur le vif. Le film est cependant éminemment politique. Il débute en mettant en scène différents sponsors d’ali, qui révèlent le racisme des États-unis blancs du sud ; il se termine par ce combat en Afrique, financé par Mobutu. Klein saisit parfaitement l’envergure iconique du personnage, qui est aussi devenu « The Greatest » par son engagement pour la cause des Noirs et contre la guerre du Vietnam.
Ali mettait en scène sa vie et il n’est donc guère étonnant de le voir comme principal sujet de grands documentaires sur la boxe : Facing Ali (Pete Mccormack, 2009), I’m Ali (Clare Lewins, 2014), What’s My Name : Muhammad Ali (Antoine Fuqua, 2019). Mêlant nouveaux entretiens, images d’archives inédites et même enregistrements audios incroyables dans I’m Ali, ces documentaires semblent les descendants de When We Were Kings de Leon Gast, en 1996. Celui-ci revient sur le célèbre combat d’ali à Kinshasa, lui insufflant une dimension culturelle et cinématographique. Dès le générique, les noms de George Foreman et Mohammed Ali s’affichent comme ceux d’acteurs dans un film de fiction. Entre le décor d’avant-match, les déclarations engagées d’ali, le sac meurtri par les poings de Foreman, le concert de James Brown, les élucubrations du promoteur Don King, la tension grandit jusqu’au match. Ce film marque l’arrivée d’un nouveau genre dans le documentaire sportif en mêlant différents matériels de différentes époques.
Formatage télévisé
Avec l’arrivée de la télévision, ces documentaires biographiques ont trouvé un nouvel espace de diffusion. Cela a permis de produire davantage de films sur la boxe. Cependant, le petit écran demande davantage de répondre à des standards de durée et de forme. Le récent Sarah la
combattante (2017) de Cédric Balaguier, sur le parcours de Sarah Ouramoune, médaillée d’argent aux Jeux olympiques de Rio en 2016, est un exemple de ces productions de belle facture, rythmées, avec de belles images, des interviews aux cadres léchés et aux mots pesés, mais où il manque un oeil de cinéaste.ces documentaires télévisés versent souvent dans l’hagiographie et ressemblent parfois plus à des produits de communication, tandis que la caméra de Klein développe un propos. Il faut dire que la télévision est aussi diffuseur et donc financeur des combats.
Art social
La boxe a aussi inspiré le volet social du documentaire. Souvent issus de quartiers défavorisés, les boxeurs racontent une trajectoire de vie lumineuse ou douloureuse. Laetitia
(Julie Talon, 2016) suit dans son quotidien Laetitia Lambert, qui pratique la boxe thaï – entraînement, vie familiale, milieu professionnel… La cinéaste signe un portrait intime. Le Steak (Pierre Falardeau, Manon Leriche, 1992) a pour sujet le boxeur canadien Gaetan Hart, « connu » pour avoir provoqué la mort du boxeur Cleveland Denny en 1980. Il y parle de son métier de boxeur, qu’il fait pour gagner sa vie.
Tough Men : boxer pour la gloire (Tanja Hamilton, 2011) s’intéresse au quotidien d’obscurs boxeurs américains. Sans voix off, le film est une plongée sèche dans cet univers, un constat social.
Enfin, certaines oeuvres documentaires restent à part. Quand James Toback réalise Tyson (2008) pour le cinéma, il se démarque grâce à un travail artistique de montage par doubles écrans signifiant les multiples facettes de la personnalité de Mike Tyson. Noble Art de Pascal Deux (2004) est dédié au troisième retour sur le ring du boxeur français Fabrice Bénichou. Pascal Deux choisit une déconstruction du temps et des entretiens. Il capte les combats d’une manière proche du cinéma expérimental, usant de ralentis, d’effets de flou, d’un travail singulier sur le son, et choisissant de très gros plans qui expriment la puissance poétique et artistique de ce sport.