Global(e) Resistance, quand l’art regarde ailleurs. Entretien avec Alicia Knock
« Global(e) Resistance » permet de découvrir les oeuvres d’une soixantaine d’artistes contemporains qui interrogent l’articulation entre esthétique et politique. La conservatrice Alicia Knock, l’une des commissaires, explique en quoi exposer ces artistes principalement issus des pays des « Suds » engage une réécriture salutaire de l’histoire de l’art.
Quelles sont les « résistances » qu’évoque le titre de l’exposition ?
Les résistances en jeu dans l’exposition évoquent les stratégies déployées par les artistes pour répondre aux situations d’oppression socio-politiques auxquelles ils ou elles ont fait face depuis le début des années quatrevingt-dix : les spectres persistants de la colonisation, les régimes autoritaires, la chute du monde communiste et les ambiguïtés de ses survivances, la redéfinition des identités collectives et individuelles.
De nombreux artistes produisent des dispositifs qui touchent à des questions de mémoire collective, comme la Commission Vérité et Réconciliation réunie après la fin de l’apartheid en Afrique du Sud et rejouée dans Truth Games de Sue Williamson. Dans Alpargatas, le Colombien Marcos Ávila Forero se fait le médiateur de la mémoire des paysans expropriés de leurs terres.
Pourquoi privilégier les oeuvres d’artistes issus des « Suds » ?
Ces géographies ont fait face à des situations exceptionnelles d’oppression qu’il convient de faire entendre, non pas pour les circonscrire mais pour les faire entrer en résonance avec notre histoire. L’histoire coloniale, celle de la guerre froide, sont des histoires que nous avons en partage. Par conséquent, l’accrochage investit en creux les fantômes de notre histoire, que nous n’assumons pas toujours. L’exposition se déploie par ailleurs dans une géographie ouverte qui affirme pour la première fois un décentrement du musée vers les mondes non occidentaux, mais aussi et surtout qui tente de rendre compte des mobilités et des circulations souvent diasporiques à l’oeuvre dans le travail des artistes.
L’exposition ne court-elle pas le risque d’incarner un nouveau regard occidental dominant sur une partie du monde ?
Les oeuvres sont toujours choisies pour leur complexité, leurs polysémies, leur « polyphonie », pour reprendre le mot du sociologue anglais et fondateur des cultural studies Paul Gilroy. Elles racontent des généalogies spécifiques et locales, et en même temps s’articulent à une histoire plus globale. Beaucoup d’oeuvres témoignent de cette circulation diasporique que j’évoquais plus haut.
Et l’histoire des « Suds », comme celle de l’histoire occidentale qu’on connaît, existe. Elle a été tracée par des figures comme
l’artiste et critique d’art américano-nigérian Okwui Enwezor depuis la fin des années quatre-vingt-dix. Cette histoire affirme un décentrement, un changement d’énonciation. Elle tend à sortir de l’histoire centralisée, non seulement de l’occident comme centre mais du centre comme matrice. Il est important de pouvoir situer cette histoire-là tout comme il sera important de pouvoir ultérieurement l’articuler, dans ses spécificités et dans ses ouvertures.
Comment déjouer le risque d’occulter, par l’accumulation des oeuvres, les singularités nationales, régionales ? C’est un risque aussi d’isoler les oeuvres dans des géographies ou des régionalismes. Une oeuvre n’est pas nécessairement intrinsèquement européenne ou africaine : les artistes produisent souvent des métissages. La colonisation ellemême a suscité des hybridations dans le langage plastique des artistes. Par leurs déplacements aussi, les artistes ont produit des oeuvres ouvertes.
C’est le choix de cet accrochage de montrer ces expansionslà. D’autres accrochages et expositions envisageront, je l’espère, de montrer les histoires spécifiques contenues dans certaines oeuvres – mais cela suppose encore un travail patrimonial conséquent pour mobiliser de véritables corpus d’oeuvres – ou des articulations avec les modernités et contemporanéités occidentales, puis mondialisées.
En quoi exposer ces oeuvres dans une institution comme le Centre Pompidou peut-il activer leur portée politique ? Ces oeuvres donnent accès par fragments à des histoires encore trop peu visibles dans l’histoire canonique qu’on nous enseigne ou qu’on nous montre. Il y a encore beaucoup à chercher dans la manière dont peuvent être présentées ces oeuvres, qui interrogent l’histoire du 20e et du 21e siècles et qui indiquent la possibilité de sa réécriture en engageant la question de l’énonciation (qui parle ?). Cet accrochage est une tentative d’ouverture à une pluralité de récits. De plus, je pense qu’il est important de ne pas penser la démocratisation de la culture seulement en dehors de l’institution. Le musée est devenu un espace intimidant, sacré, intellectuel. Il faut qu’on enseigne davantage l’histoire de l’art à l’école pour que le musée puisse devenir un lieu accueillant, un lieu de partage, un lieu de déambulation. Je pense que l’accès matériel à l’oeuvre ne résout pas tout et qu’il faut proposer différentes manières d’envisager une oeuvre, sans hiérarchiser ou catégoriser les contenus : l’histoire canonique et formelle au musée, l’art politique engagé et issu de géographies ouvertes dans d’autres circuits. Ainsi, les histoires ne se rencontrent jamais ! Or l’objectif est au contraire de pouvoir proposer, subtilement, une histoire réciproque et en dialogue, où chacun puisse, singulièrement et collectivement, se reconnaître.