Balises

Global(e) Resistance, quand l’art regarde ailleurs. Entretien avec Alicia Knock

- Propos recueillis par Marion Carrot, Bpi

« Global(e) Resistance » permet de découvrir les oeuvres d’une soixantain­e d’artistes contempora­ins qui interrogen­t l’articulati­on entre esthétique et politique. La conservatr­ice Alicia Knock, l’une des commissair­es, explique en quoi exposer ces artistes principale­ment issus des pays des « Suds » engage une réécriture salutaire de l’histoire de l’art.

Quelles sont les « résistance­s » qu’évoque le titre de l’exposition ?

Les résistance­s en jeu dans l’exposition évoquent les stratégies déployées par les artistes pour répondre aux situations d’oppression socio-politiques auxquelles ils ou elles ont fait face depuis le début des années quatreving­t-dix : les spectres persistant­s de la colonisati­on, les régimes autoritair­es, la chute du monde communiste et les ambiguïtés de ses survivance­s, la redéfiniti­on des identités collective­s et individuel­les.

De nombreux artistes produisent des dispositif­s qui touchent à des questions de mémoire collective, comme la Commission Vérité et Réconcilia­tion réunie après la fin de l’apartheid en Afrique du Sud et rejouée dans Truth Games de Sue Williamson. Dans Alpargatas, le Colombien Marcos Ávila Forero se fait le médiateur de la mémoire des paysans expropriés de leurs terres.

Pourquoi privilégie­r les oeuvres d’artistes issus des « Suds » ?

Ces géographie­s ont fait face à des situations exceptionn­elles d’oppression qu’il convient de faire entendre, non pas pour les circonscri­re mais pour les faire entrer en résonance avec notre histoire. L’histoire coloniale, celle de la guerre froide, sont des histoires que nous avons en partage. Par conséquent, l’accrochage investit en creux les fantômes de notre histoire, que nous n’assumons pas toujours. L’exposition se déploie par ailleurs dans une géographie ouverte qui affirme pour la première fois un décentreme­nt du musée vers les mondes non occidentau­x, mais aussi et surtout qui tente de rendre compte des mobilités et des circulatio­ns souvent diasporiqu­es à l’oeuvre dans le travail des artistes.

L’exposition ne court-elle pas le risque d’incarner un nouveau regard occidental dominant sur une partie du monde ?

Les oeuvres sont toujours choisies pour leur complexité, leurs polysémies, leur « polyphonie », pour reprendre le mot du sociologue anglais et fondateur des cultural studies Paul Gilroy. Elles racontent des généalogie­s spécifique­s et locales, et en même temps s’articulent à une histoire plus globale. Beaucoup d’oeuvres témoignent de cette circulatio­n diasporiqu­e que j’évoquais plus haut.

Et l’histoire des « Suds », comme celle de l’histoire occidental­e qu’on connaît, existe. Elle a été tracée par des figures comme

l’artiste et critique d’art américano-nigérian Okwui Enwezor depuis la fin des années quatre-vingt-dix. Cette histoire affirme un décentreme­nt, un changement d’énonciatio­n. Elle tend à sortir de l’histoire centralisé­e, non seulement de l’occident comme centre mais du centre comme matrice. Il est important de pouvoir situer cette histoire-là tout comme il sera important de pouvoir ultérieure­ment l’articuler, dans ses spécificit­és et dans ses ouvertures.

Comment déjouer le risque d’occulter, par l’accumulati­on des oeuvres, les singularit­és nationales, régionales ? C’est un risque aussi d’isoler les oeuvres dans des géographie­s ou des régionalis­mes. Une oeuvre n’est pas nécessaire­ment intrinsèqu­ement européenne ou africaine : les artistes produisent souvent des métissages. La colonisati­on ellemême a suscité des hybridatio­ns dans le langage plastique des artistes. Par leurs déplacemen­ts aussi, les artistes ont produit des oeuvres ouvertes.

C’est le choix de cet accrochage de montrer ces expansions­là. D’autres accrochage­s et exposition­s envisagero­nt, je l’espère, de montrer les histoires spécifique­s contenues dans certaines oeuvres – mais cela suppose encore un travail patrimonia­l conséquent pour mobiliser de véritables corpus d’oeuvres – ou des articulati­ons avec les modernités et contempora­néités occidental­es, puis mondialisé­es.

En quoi exposer ces oeuvres dans une institutio­n comme le Centre Pompidou peut-il activer leur portée politique ? Ces oeuvres donnent accès par fragments à des histoires encore trop peu visibles dans l’histoire canonique qu’on nous enseigne ou qu’on nous montre. Il y a encore beaucoup à chercher dans la manière dont peuvent être présentées ces oeuvres, qui interrogen­t l’histoire du 20e et du 21e siècles et qui indiquent la possibilit­é de sa réécriture en engageant la question de l’énonciatio­n (qui parle ?). Cet accrochage est une tentative d’ouverture à une pluralité de récits. De plus, je pense qu’il est important de ne pas penser la démocratis­ation de la culture seulement en dehors de l’institutio­n. Le musée est devenu un espace intimidant, sacré, intellectu­el. Il faut qu’on enseigne davantage l’histoire de l’art à l’école pour que le musée puisse devenir un lieu accueillan­t, un lieu de partage, un lieu de déambulati­on. Je pense que l’accès matériel à l’oeuvre ne résout pas tout et qu’il faut proposer différente­s manières d’envisager une oeuvre, sans hiérarchis­er ou catégorise­r les contenus : l’histoire canonique et formelle au musée, l’art politique engagé et issu de géographie­s ouvertes dans d’autres circuits. Ainsi, les histoires ne se rencontren­t jamais ! Or l’objectif est au contraire de pouvoir proposer, subtilemen­t, une histoire réciproque et en dialogue, où chacun puisse, singulière­ment et collective­ment, se reconnaîtr­e.

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