Des cartes pour les enfants
Beaucoup de lecteurs de Carto se souviennent sans doute de l’atlas qu’ils lisaient enfants, comme l’Atlas jeunesse du monde (Seuil, 1991), illustré par Brian Delf (cf. carte 1). Si le style a changé, ce genre d’ouvrage est un classique comme le sont devenus Mon atlas Larousse (Larousse, 2005), de Benoît Delalandre et Jérémy Clapin, ou Cartes (Rue du Monde, 2012), d’Aleksandra Mizielinska et Daniel Mizielinski.
Quel que soit le style graphique choisi, les atlas pour enfants ont le même but : leurs cartes ont vocation à situer, à localiser. Il s’agit de montrer le monde, en le décrivant. Chaque continent, chaque pays, est illustré par des personnages, des bâtiments ou des animaux qui symbolisent le lieu qu’ils occupent. Dans ces productions cartographiques, mais aussi dans la presse pour enfants, la question qui domine est donc le « où ? », au même titre que dans les grands atlas de localisation à destination des adultes, comme le Times Atlas of the World. Dans l’édition grand public, ces productions cartographiques coexistent avec une autre catégorie d’atlas, rassemblant plutôt des cartes thématiques ou d’actualité. Ces dernières ont pour but non pas de simplement localiser, mais d’expliquer les phénomènes géographiques. Ces cartes ne répondent pas seulement à la question « où ? », mais également à « qui ? », « quoi ? », « comment ? », « pourquoi ? », « et avant ? », « et depuis ? ». Curieusement, ce type d’atlas à destination du jeune public existe peu. Le sujet n’est pas ici de nier la qualité et l’utilité des atlas pour enfants qui ne font « que » localiser, mais cet écart pose question.
DE LA SIMPLE LOCALISATION À LA RÉFLEXION THÉMATIQUE
À un moment de leur vie de lecteur, que ce soit par le biais de l’école ou dans leur pratique personnelle, les enfants vont être mis en contact avec la « cartographie d’adulte ». Et si les cartes que l’on trouve dans la presse à destination des enfants ou dans les manuels scolaires sont plus simples, elles ressemblent en tous points aux cartes que l’on peut voir dans les publications pour adultes : les codes graphiques sont les mêmes, le langage est celui de la cartographie thématique moderne. Les enfants passent donc parfois brutalement d’un univers où la carte est essentiellement illustrative et a pour objet la localisation des phénomènes, à un univers beaucoup plus sobre où la carte représente des données thématiques (cf. carte 2). Comment faciliter cette transition ? Ne pourraiton pas mettre les enfants au contact du langage cartographique le plus tôt possible ? Ne pourrait-on pas les sensibiliser à la carte thématique en leur donnant à lire des cartes dans lesquelles on ne montre pas seulement où sont les choses, mais où l’on explique également les répartitions, les (dés)équilibres, les ordres de grandeur, les déplacements, les mutations, etc. ? Ainsi, pourquoi ne pas imaginer des représentations avec un langage cartographique adapté ? Et si l’on considère que l’illustration est le meilleur moyen de s’adresser aux enfants, peut-on combiner l’illustration et les règles de cartographie pour construire des cartes thématiques ? Ces questions sont à l’origine de la démarche de l’Atlas : Comment va le monde ? (de Séverine Assous, Aurélie Boissière, Laure Flavigny et Jessie Magana, Actes Sud, 2016), à destination des plus jeunes et présentant des cartes thématiques sur des sujets plus ou moins frivoles (« où mange-t-on à table ? », « quel sport pratique-t-on ? », etc.) ou plus ou moins graves
(la mondialisation, le terrorisme) (cf. cartes 3 et 4). Ce travail a nécessité de marier deux exercices considérés comme opposés : la représentation cartographique et l’illustration. La première est définie par un faisceau de contraintes. Elle est régie par des règles de représentation strictes et soumise à la géographie (la règle du « si c’est ici, ce n’est pas ailleurs ») et, dans le cas de la cartographie thématique, elle doit faire passer des messages parfois complexes. Elle pourrait sembler à première vue difficilement compatible avec l’illustration dont les contraintes paraissent moindres. Le mariage de ces deux disciplines s’avère au contraire fructueux, car l’illustration apporte à la cartographie l’immédiateté qui peut lui manquer quand la cartographie enrichit l’illustration en permettant de donner plus de profondeur aux dessins, notamment en les liant entre eux.
LES LIENS ENTRE ILLUSTRATION ET CARTOGRAPHIE
Le recours à l’illustration permet, dans une certaine mesure, de s’affranchir de la légende. Car l’illustration peut matérialiser des concepts, les montrer. Et elle le fait mieux que la cartographie classique qui s’appuie sur des symboles, dont la compréhension passe par la lecture de la légende. Ainsi, un enfant qui travaille, un Parlement composé de beaucoup de femmes, des glaciers qui fondent ou une île inondée par la mer seront plus simples à appréhender pour le lecteur avec le recours à l’illustration. À l’inverse, la cartographie a beaucoup à apporter à l’illustration et c’est elle qui va permettre de passer de la carte « où ? » à la carte « qui, comment, pourquoi ? », en déployant ses outils pour classer, ordonner ou relier les éléments entre eux. Ainsi, plus un dessin est gros, plus la donnée qu’il représente est importante ; plus les dessins sont serrés, plus le phénomène est dense ; les dessins de même couleur appartiennent à une même catégorie, etc. Nous sommes ici au coeur de notre démarche : semer les germes de la représentation classique des données que les enfants seront amenés à expérimenter plus tard et en faire des lecteurs aguerris de ce langage. Il semble donc nécessaire pour les cartographes, en lien avec les illustrateurs, d’investir ce champ de la cartographie à destination des plus jeunes. Nous avons beaucoup de choses à y apporter et à inventer pour que, dans notre époque marquée par la démocratisation de la représentation des données (pour le meilleur comme pour le pire), les enfants soient amenés tôt à lire et à comprendre ces supports complexes d’information et de discours que sont les cartes.