Paysages et portraits urbains
En 1617, il y a quatre siècles, paraissait le sixième et dernier volume d’une collection de vues urbaines : les Civitates Orbis Terrarum. L’entreprise éditoriale avait commencé un demi-siècle plus tôt à Cologne. L’Allemand Georg Braun (1541-1622) et le Flamand Frans Hogenberg (1535-1590) avaient alors conçu le premier atlas de « portraits de villes » dont la parution fut un événement. Traduite en plusieurs langues et rééditée, la publication recèle une grande diversité de perspectives innovantes, réalisées depuis des points de vue élevés, ou virtuels.
Lémerveillement produit par ces représentations qui surplombent la ville conduisit certains de nos contemporains à qualifier la collection de « Google Earth de la Renaissance ». Comment expliquer un tel succès ? Par qui, et comment, ces vues à vol d’oiseau qui invitent au voyage furent-elles élaborées, bien avant que l’être humain ne prenne son premier envol à bord d’un ballon ?
LES CIVITATES : UN DEMI-SIÈCLE D’ICONOGRAPHIE URBAINE
À la Renaissance, la carte bénéficie de l’essor du livre scientifique illustré, et plusieurs foyers de production cartographique se développent en Italie, en Allemagne et aux Pays-Bas. Alors que la carte d’apparat orne les murs des résidences princières, la carte imprimée circule isolément. Les premiers recueils voient le jour et font l’objet d’atlas aux formats plus pratiques, rendus accessibles à un public
élargi, comme en témoignent deux initiatives contemporaines et complémentaires. En 1570, Abraham Ortelius (1527-1598) constitue l’atlas Theatrum Orbis Terrarum, qui propose une représentation du monde alors connu. Il qualifie les cartes de « miroirs » servant à connaître le monde et préconise aux érudits ou aux hommes de terrain de consulter le Theatrum lorsqu’ils lisent la Bible ou des livres d’histoire. Deux ans plus tard, l’éditeur Georg Braun et le graveur Frans Hogenberg publient un recueil de villes d’Europe et du monde qui connaît un succès immédiat. La publication se poursuit sur près d’un demi-siècle et plus de 500 vues de villes paraissent en six tomes. Les Civitates ne sont pas l’oeuvre d’un seul auteur : pour constituer la collection, les auteurs ont recours à l’iconographie disponible (manuels, livres illustrés, albums) et empruntent des oeuvres issues d’ouvrages de renom, comme la Cosmographie universelle (1549) de Sebastian Münster (1488-1552). Ils disposent d’un réseau d’artistes, d’imprimeurs et de cartographes qui leur permettent de s’entourer de contributeurs de talent. Ils font par ailleurs l’acquisition de planches qui circulent isolément. Georg Braun instaure un dialogue avec le lecteur et invite collectionneurs, voyageurs, marchands à lui fournir des cartes. Les éditions se succèdent tout en restant ouvertes pour accueillir de nouvelles gravures. Il en résulte une grande hétérogénéité de vues : on trouve des plans géométriques, des profils où la cité apparaît sous la forme d’une skyline d’où émergent tours et clochers.
Au XVIe siècle, la représentation urbaine gagne en volume et en profondeur. Les lois de la perspective se prêtent à l’illusion d’une troisième dimension et la trame urbaine est saisie en élévation. La ville est alors représentée en perspective cavalière ou sous la forme de spectaculaires vues à vol d’oiseau surplombant la ville selon des inclinaisons variables (cf. document 1 p. 66). Les cartes des Civitates présentent aussi de larges panoramas, parfois complétés de vues détaillées et il n’est pas rare qu’artistes et cartographes se mettent en scène sur l’image, gage d’authenticité d’une représentation issue de l’observation directe (cf. document 2 p. 67). Afin de donner une teneur scientifique à la collection, les auteurs s’inspirent de l’ordre établi par Claude Ptolémée (v. 90-168) dans sa Géographie et répertorient les cartes selon un itinéraire qui part des îles britanniques, parcourt l’Espagne, la France, les Pays-Bas, l’Allemagne, l’Italie, se dirige vers l’Europe de l’Est et la Russie, puis se poursuit en Asie, en Afrique et en Amérique latine (1). En collectant et en diffusant ces cartes, Georg Braun et Frans Hogenberg font de Cologne l’un des principaux centres de l’iconographie urbaine au tournant du XVIIe siècle. Le livre scientifique illustré, instrument de diffusion du savoir à la Renaissance, permet une mutation du statut de l’image. La cartographie en est l’une des premières bénéficiaires, au même titre que l’anatomie ou la botanique. Les auteurs réalisent une belle récolte qu’ils savent mettre en forme et promouvoir. Mais qui sont les acteurs du dessin de paysage à la Renaissance ?
MESURER, PEINDRE ET GRAVER LA VILLE
Alors que Grandes Découvertes et récits de voyage bouleversent les représentations du monde, l’iconographie sur la ville bénéficie d’un engouement particulier. Le « portrait » désigne la vue urbaine et appartient au genre cartographique qu’est la chorographie, laquelle se limite à la description détaillée d’une contrée, d’une cité. De nouvelles formes de représentations urbaines apparaissent et s’offrent au commanditaire du dessin de paysage. En fonction des usages (oeuvre picturale, document stratégique), les images de la ville se diversifient et leur conception fait intervenir plusieurs acteurs. L’arpenteur et le peintre peuvent parfois apparaître comme antagonistes, en concurrence l’un par rapport à l’autre. En milieu urbain, le premier multiplie les mesures (inflexions topographiques, position et hauteur des édifices, largeur des ruelles, longueur des remparts). Grâce à ses instruments et à la corde à noeuds, remplacée au milieu du XVIe siècle par la chaîne d’arpenteur, il investit la ville et effectue des relevés de terrain in situ. S’il en a la maîtrise, il agrémente le plan de représentations figuratives. Le second procède par observation directe. Il prend l’élévation et le recul nécessaires pour représenter la cité telle qu’il la perçoit. Placé sur une hauteur, l’artiste se substitue au voyageur qui découvrirait la ville au détour d’un chemin. En illusionniste qui maîtrise les règles de la perspective, il manipule les volumes, joue avec les
ombres, la lumière, les couleurs. Ainsi, la perspective linéaire est souvent complétée d’une perspective atmosphérique qui accentue l’illusion de profondeur par un dégradé. Au XVIe siècle, l’iconographie urbaine semble davantage relever de l’art du peintre que de celui du géomètre. De nombreux auteurs, dont l’Italienne Lucia Nuti (2), font état d’une mixité des savoirs dans le domaine des représentations du paysage, certains cartographes maîtrisant les techniques de l’artiste, et inversement ; comme Léonard de Vinci (1452-1519) qui réalise les cartes de la Toscane ou de la ville d’Imola. Esquisses et dessins préparatoires sont ensuite gravés et imprimés. Le passage progressif de la xylographie à la gravure sur cuivre apparaît comme une évolution majeure de la cartographie au XVIe siècle. Le trait est moins grossier et la représentation gagne en réalisme. Les plans de villes publiés dans les Civitates bénéficient de cette transition (cf. document 3). Dès lors, les cartes sont reproduites avec davantage de finesse et de détails. Sorties de la presse, elles sont enluminées au pinceau par des coloristes, généralement des femmes. D’où certaines variantes de teintes parfois observées pour une carte donnée.
REPRÉSENTER LA VILLE PAR-DESSUS LES TOITS
Les nouvelles représentations de la ville révèlent la morphologie urbaine avec clarté et la cité apparaît dans toute sa physionomie. L’organisation des ruelles, la structure des jardins, l’agencement des places et des édifices sont livrés au lecteur sous un angle inédit. Mais représenter la ville par-dessus les toits, c’est aussi fournir à l’ennemi des informations susceptibles de la rendre plus vulnérable. Portes, murailles, bastions sont dessinés avec précision, dévoilant parfois les faiblesses du système défensif (cf. document 4 p. 68). La cité, souvent représentée dans son environnement hydrographique et topographique immédiat, dévoile par ailleurs de précieuses informations sur l’accessibilité du site. Capturant la forme urbaine avec l’intention de la diffuser, l’artiste est parfois soupçonné d’espionnage. Il encourt la peine capitale et les exemples de ceux qui en ont fait les frais sont fréquents à une époque où les territoires font l’objet de bien des convoitises. C’est ce que révèle l’étude du Canadien Denis Ribouillault qui, à travers des anecdotes qui se déroulent dans l’Italie du XVIe siècle, distingue ce qui relève du « visible » et du « visable » (3). Pour l’homme de guerre, la ville peut constituer une cible et sa représentation relève parfois du document stratégique. Ainsi, le paysage couché sur le papier par l’artiste peut occasionner des tracas à son auteur. Les sources sont peu loquaces sur la façon dont les vues à vol d’oiseau ont été élaborées. Étaientelles le résultat d’extrapolations ? De raisonnements géométriques ? On sait que nombre d’entre elles ont été dessinées depuis une colline, une tour ou un clocher. La plupart des représentations sont en effet contemporaines ou postérieures à la construction des édifices. Mais qu’en est-il des perspectives plongeantes réalisées depuis un point virtuel, placé haut dans le ciel ? De nombreux paysages urbains sont représentés depuis un point haut. Dans ses investigations sur les vues à vol d’oiseau, Lucia Nuti s’étonne de ne pas avoir trouvé de descriptions probantes sur leur élaboration. Les textes qui décrivent leur construction sont en effet assez rares. Ce qui suscite l’interrogation. S’agissait-il de secrets bien gardés ? Existait-il une concurrence entre les auteurs du dessin de paysage qui puisse justifier qu’ils ne divulguent guère leurs méthodes ? De son côté, l’Espagnole Cecilia Paredes, qui a étudié les vues de villes dans les tapisseries de Charles Quint (1500-1558), pense qu’il n’existe pas de méthode unique, mais des méthodes composites, variables en fonction des auteurs et des conditions topographiques. Des déductions émergent à partir d’une carte, ou d’une autre, mais la diversité des approches picturales contribue à une fragmentation des connaissances. Les méthodes de construction des représentations urbaines sont parfois hypothétiques. Selon Georg Braun, les vues à vol d’oiseau allieraient géométrie et perspective. Le géographe français Jean-Marc Besse s’inscrit dans cette logique et distingue trois phases dans l’élaboration de ces représentations réalisées à partir de relevés de terrain(4). Une première étape consiste en l’établissement d’un « plan géométral » (cf. document 5, A), modifié en « plan mis en perspective cavalière » (B), lequel constituera le fond de carte sur lequel les bâtiments seront dessinés en élévation (C). Sur certaines vues des Civitates, il est possible de distinguer une étape supplémentaire qui consiste à surbaisser les bâtiments (D) ou à représenter les rues plus larges qu’elles ne le sont en réalité ; astuce permettant de restituer la ville en relief, sans dissimuler le plan de la voirie.
DES FICTIONS INVITANT AU VOYAGE
Attardons-nous sur Marseille (cf. document 6). La ville est cantonnée au nord du Vieux-Port et la colline de La Garde qui la domine de 150 mètres est le point de vue idéal pour la représenter. Mais curieusement, cette hauteur est ici dessinée au premier plan. Il existe bien un relief plus élevé au sud qui aurait pu servir de point de vue : le massif de Marseilleveyre qui culmine à 432 mètres. Mais l’hypothèse ne tient pas : il se trouve à 7 kilomètres et est trop éloigné pour avoir été utilisé pour cette gravure. Il est probable que la vue ait été dessinée depuis la butte de La Garde, sommité exhibée par la suite par l’artiste sur la feuille. Mais on observe surtout un élargissement des voies par rapport à la hauteur des maisons. L’artiste tente ici de trouver un compromis permettant de conjuguer représentation en plan et en élévation. Tout au long de l’histoire de la cartographie urbaine, artistes, topographes, arpenteurs ont tenté de figer leur perception de l’espace. À la Renaissance, peintres et cartographes d’Occident représentent la ville en perspective et en élévation. Malgré leur quête d’exactitude, le
relevé des mesures et les interprétations biaisées de l’observation directe génèrent suffisamment d’imprécisions pour que la cartographie urbaine ne puisse jouir d’un statut scientifique. En retour, les images de la ville ouvrent un large champ à la créativité. Issues de raisonnements géométriques, de projections ou de la perception de l’artiste, ces fictions sont une invitation au voyage. La vision d’en haut ne cesse de fasciner le lecteur des Civitates qui survole la ville avec émerveillement. En contemplant ces cartes, il s’affranchit des lois de la pesanteur dans l’attente de pouvoir s’élever un jour dans les airs.
NOTES
(1) Erika Giuliani, « Mettre en collection des “vues de villes” à la fin de la Renaissance : les Civitates Orbis Terrarum (1572-1617) », in Isabelle Pantin et Gérald Péoux (dir.), Mise en forme des savoirs à la Renaissance : À la croisée des idées, des techniques et des publics, Armand Colin, 2013. (2) Lucia Nuti, « The Perspective Plan in the Sixteenth Century: The Invention of a Representational Language », in The Art Bulletin, mars 1994, p. 105-128. (3) Denis Ribouillault, « Artiste ou espion ? Dessiner le paysage dans l’Italie du XVIe siècle », in Les Carnets du paysage no 24, 2013, p. 169-185. (4) Jean-Marc Besse, « Catoptique : Vue à vol d’oiseau et construction géométrique », Journée d’études « La vue aérienne : savoir et pratique de l’espace » (CNRS/British Academy), Paris, 9 juin 1997.