Le dragon est-il ubiquiste ?
Sur bien des cartes anciennes, des monstres peuplaient les mers plus que les terres. L’effroi suscité par les immensités marines était ainsi traduit en créatures épouvantables. Si ces êtres pouvaient présenter quelques ressemblances avec des animaux existants, cétacés et pieuvres notamment, et si certains étaient partiellement humains, dont les redoutables sirènes, beaucoup empruntaient à la morphologie codifiée des animaux terrifiants par excellence, plutôt terrestres, les dragons. Ces derniers relèvent de la catégorie des chimères, en combinant plusieurs caractères d’animaux. La base est celle d’un reptile, parfois le corps d’un serpent, plus souvent, par la présence de pattes, on reconnaît un crocodile. Il est presque toujours doté d’écailles, précisément de carpe en Chine. Sa gueule pourrait sembler celle d’un chien géant. Il a des ailes et des serres de rapace. Au-delà de cette allure composite, il présente des traits franchement fantastiques ; parfois doté de plusieurs têtes, il dispose d’une arme redoutable : il peut cracher du feu. Un être aussi spécifique devrait relever d’une mythologie bien particulière. Pourtant, de l’Occident médiéval à la Chine, le dragon hante les récits et les iconographies de bien des sociétés. Il n’a pas manqué d’esprits imaginatifs pour prétendre que les dragons existaient bien ou, au moins, avaient été contemporains de sociétés anciennes qui en auraient transmis la mémoire. Contre tout bon sens géologique, certains ont même considéré qu’ils proviendraient du souvenir des dinosaures. C’est plutôt l’inverse qui s’est produit : le nom de « dragon » a été accolé à plusieurs reptiles, comme le varan de Komodo. La zoologie laisse donc la place à la mythologie comparée. Le dragon a bien un territoire : le chapelet de sociétés denses et anciennes qui, de la Méditerranée aux mers de Chine, traverse en écharpe tout l’Ancien Monde. Les plus vieilles traces sont mésopotamiennes ; on en trouve d’évidents échos dans la Bible, en particulier sous le nom de Léviathan. La mythologie grecque, puis les légendes païennes et chrétiennes firent un grand usage des dragons (le mot est d’ailleurs d’origine hellène, venant du verbe « regarder », ce qui l’apparente à l’étymologie de monstre) : Héraclès tua celui à cent têtes qui gardait le jardin des Hespérides ; Siegfried vint à bout de Lindworm, le protecteur de l’or du Rhin ; saint Georges (v. 275-303) sauva la fille du roi de Silène offerte comme tribut à un autre de ces monstres ; sainte Marthe domestiqua la Tarasque… À l’ouest de l’Ancien Monde, le dragon est en effet presque toujours maléfique ; le diable prend souvent ses traits, en particulier dans son combat contre l’archange Michel, le sauroctone. Son cousin oriental, chinois, coréen, vietnamien ou japonais, est plus ambivalent. Si son physique est proche, il incarne généralement les forces de la nature, aquatiques notamment. Sa puissance en fait l’ancêtre de bien des dynastiques impériales. Le dragon n’est toutefois pas universel. Si la plupart des imaginaires collectifs ont produit de redoutables êtres fantastiques, il est difficile de trouver d’authentiques dragons en Afrique subsaharienne, en Océanie ou en Amérique, dont les mythologies ne manquent pourtant pas de monstres. Le serpent à plumes mexicain, Quetzalcóatl en langue nahuatl, souvent rapproché du dragon chinois, est un homme-reptile. Il faut donc se demander si les dragons eurasiatiques sont tous issus d’une diffusion à partir du Croissant fertile, comme d’autres traits culturels, ou sont plutôt des créations locales progressivement assimilées à un archétype. La cartographie dragonnienne reste à faire.