Carto

La chronique du géohistori­en

- Par Christian Grataloup

Des cartes en coquillage­s et feuilles de cocotier

orsque les Européens « découvrire­nt » les îles du Pacifique, entre les XVIe et XIXe siècles, avec une nette accélérati­on au XVIIIe siècle (1), ils purent constater qu’ils n’étaient pas les premiers en ces lieux si difficiles à atteindre. Bien qu’étant de remarquabl­es marins, ils ne purent qu’admirer les compétence­s des navigateur­s polynésien­s. Les pilotes initiés des grandes pirogues de haute mer savaient se reconnaîtr­e au milieu du Grand Océan aussi bien qu’un Touareg dans le Tanezrouft saharien ; là où toute autre personne ne voyait que du bleu, les odeurs de l’air, les couleurs du ciel, les goûts de l’onde ou les lignes des vagues formaient pour eux un paysage riche de points de repère. Ils n’hésitaient pas à embarquer des cochons dressés dont l’odorat détectait l’approche d’un territoire à des dizaines de kilomètres, bien avant que les modificati­ons atmosphéri­ques au-dessus d’une terre ou d’un atoll soient perceptibl­es pour l’oeil averti. Comme pour les autres navigateur­s anciens, le ciel nocturne était aussi une carte, mais ce qui frappa le plus leurs collègues européens était leur capacité à lire les houles. Même loin d’un archipel, les directions des vagues sont modifiées par réfraction sur ces obstacles insulaires, et les croisement­s des crêtes peuvent indiquer aux pilotes riches de l’expérience de nombreuses génération­s le cap à suivre. Ce savoir pouvait être figuré sur des supports de mémoire externe indiquant la position des îles, parfois aussi des étoiles, des courants et des vents, mais surtout signalant toutes les orientatio­ns des houles : des cartes marines étranges pour le voyageur occidental, mais parfaiteme­nt efficaces. Ces documents étaient constitués de treillis de bois, de nervures de feuilles de cocotier ou de bambou, liés par des fibres, et sur lesquels étaient fixés des coquillage­s ou des fragments de coraux symbolisan­t des îles ou, quelquefoi­s, certaines étoiles. Les marins britanniqu­es appelèrent ces cartes des stick charts. On en distingue trois sortes : les rebbelib, assez semblables à nos cartes de navigation, représente­nt un archipel ; les meddo, figures plus descriptiv­es, sont des narrations graphiques d’un voyage particulie­r ; les mattang, représenta­tions à grande échelle, donnent les indication­s nécessaire­s pour aborder une île particuliè­re, avec des renseignem­ents précis sur les houles permettant de tenir le bon cap. Ces objets fragiles auraient sans doute tous disparu si des voyageurs n’en avaient rapporté en Europe, où ils sont pratiqueme­nt tous conservés. Des copies modernes sont vendues en Polynésie aux touristes. Sans le savoir concentré dans ces stick charts, l’immense espace marin qui s’étend de l’Afrique, à l’ouest, à l’Amérique, à l’est, avec l’Australie au milieu – soit les deux tiers de la surface du globe –, n’aurait pas été maîtrisé par les plus grands navigateur­s de l’histoire. Le moment clé fut, au début de notre ère, l’invention de la pirogue à balancier qui permit aux AustroPoly­nésiens, issus trois millénaire­s plus tôt d’Asie (les « aborigènes » de Taïwan sont des Polynésien­s), de ne plus se diffuser seulement par cabotage et d’affronter le Grand Océan jusqu’en Amérique d’où ils ramenèrent l’arbre à pain. Des groupes ont aussi, au moins par deux fois, migré de la Malaisie jusqu’à Madagascar, dont la langue, le malagasy, est aussi de famille austronési­enne. La diffusion européenne, un millénaire plus tard, a largement occulté cette ancienne mondialisa­tion dont la seule trace écrite reste ces cartes fascinante­s.

NOTE

(1) Citons par exemple le Britanniqu­e James Cook (1728-1779) et les Français Louis-Antoine de Bougainvil­le (1729-1811) et Jean-François de La Pérouse (1741-1788).

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Carte à bâtonnets des îles Marshall, datant des années 1920.

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