La chronique du géohistorien
Des cartes en coquillages et feuilles de cocotier
orsque les Européens « découvrirent » les îles du Pacifique, entre les XVIe et XIXe siècles, avec une nette accélération au XVIIIe siècle (1), ils purent constater qu’ils n’étaient pas les premiers en ces lieux si difficiles à atteindre. Bien qu’étant de remarquables marins, ils ne purent qu’admirer les compétences des navigateurs polynésiens. Les pilotes initiés des grandes pirogues de haute mer savaient se reconnaître au milieu du Grand Océan aussi bien qu’un Touareg dans le Tanezrouft saharien ; là où toute autre personne ne voyait que du bleu, les odeurs de l’air, les couleurs du ciel, les goûts de l’onde ou les lignes des vagues formaient pour eux un paysage riche de points de repère. Ils n’hésitaient pas à embarquer des cochons dressés dont l’odorat détectait l’approche d’un territoire à des dizaines de kilomètres, bien avant que les modifications atmosphériques au-dessus d’une terre ou d’un atoll soient perceptibles pour l’oeil averti. Comme pour les autres navigateurs anciens, le ciel nocturne était aussi une carte, mais ce qui frappa le plus leurs collègues européens était leur capacité à lire les houles. Même loin d’un archipel, les directions des vagues sont modifiées par réfraction sur ces obstacles insulaires, et les croisements des crêtes peuvent indiquer aux pilotes riches de l’expérience de nombreuses générations le cap à suivre. Ce savoir pouvait être figuré sur des supports de mémoire externe indiquant la position des îles, parfois aussi des étoiles, des courants et des vents, mais surtout signalant toutes les orientations des houles : des cartes marines étranges pour le voyageur occidental, mais parfaitement efficaces. Ces documents étaient constitués de treillis de bois, de nervures de feuilles de cocotier ou de bambou, liés par des fibres, et sur lesquels étaient fixés des coquillages ou des fragments de coraux symbolisant des îles ou, quelquefois, certaines étoiles. Les marins britanniques appelèrent ces cartes des stick charts. On en distingue trois sortes : les rebbelib, assez semblables à nos cartes de navigation, représentent un archipel ; les meddo, figures plus descriptives, sont des narrations graphiques d’un voyage particulier ; les mattang, représentations à grande échelle, donnent les indications nécessaires pour aborder une île particulière, avec des renseignements précis sur les houles permettant de tenir le bon cap. Ces objets fragiles auraient sans doute tous disparu si des voyageurs n’en avaient rapporté en Europe, où ils sont pratiquement tous conservés. Des copies modernes sont vendues en Polynésie aux touristes. Sans le savoir concentré dans ces stick charts, l’immense espace marin qui s’étend de l’Afrique, à l’ouest, à l’Amérique, à l’est, avec l’Australie au milieu – soit les deux tiers de la surface du globe –, n’aurait pas été maîtrisé par les plus grands navigateurs de l’histoire. Le moment clé fut, au début de notre ère, l’invention de la pirogue à balancier qui permit aux AustroPolynésiens, issus trois millénaires plus tôt d’Asie (les « aborigènes » de Taïwan sont des Polynésiens), de ne plus se diffuser seulement par cabotage et d’affronter le Grand Océan jusqu’en Amérique d’où ils ramenèrent l’arbre à pain. Des groupes ont aussi, au moins par deux fois, migré de la Malaisie jusqu’à Madagascar, dont la langue, le malagasy, est aussi de famille austronésienne. La diffusion européenne, un millénaire plus tard, a largement occulté cette ancienne mondialisation dont la seule trace écrite reste ces cartes fascinantes.
NOTE
(1) Citons par exemple le Britannique James Cook (1728-1779) et les Français Louis-Antoine de Bougainville (1729-1811) et Jean-François de La Pérouse (1741-1788).