Insolito carto par Frank Tétart
Une sacrée cartographie… des lieux saints
Dans les sociétés laïques, on a tendance à oublier que, pendant presque deux millénaires, le christianisme a totalement imprégné la culture et les paysages, donnant naissance à l’Occident ! La toponymie est là pour en témoigner, comme le montrent ces quelques cartes.
En Europe, la trace de la christianisation se lit dans le nom des villes, dont un nombre considérable a été dénommé en l’honneur d’un saint : Denis, Pierre, Martin, François, Maurice/Moritz, Ouen, Quentin, Michel, Julien, Maxime, Marie, Tropez… La France, « fille aînée de l’Église », arrive en tête : on y recense 4 300 communes dont le nom commence par « Saint » ou « Sainte », soit 12% des villes et villages. Le plus fréquent est SaintMartin (222), devant Saint-Jean (170) et Saint-Pierre (153). Si l’on ajoute la dénomination « sacrée » (Villedieu, Île-auxMoines, Mont-Saint-Michel), on atteint, selon la base de données américaine de l’Agence nationale d’Intelligence géospatiale (NGA), le record européen de 8 963 lieux saints en France, devant l’Espagne et l’Italie (cf. carte 1).
DES SAINTS ET DES RÉVOLUTIONNAIRES
Le culte des saints est plus fréquent dans les pays les plus anciennement évangélisés et de nos jours catholiques que dans les pays anglo-saxons et nordiques, où ils sont quasi inexistants. Au Royaume-Uni, c’est en Cornouailles que l’on en dénombre le plus, tels Saint-Ives, Saint-Just, Saint-Buryan, Saint-Keverne, Saint-Day, Saint-Erme, Saint-Stephen ou Saint-Dennis, distants d’une dizaine de kilomètres. En Espagne, c’est la Galice, communauté autonome où se situe Saint-Jacques-de-Compostelle, la principale destination des pèlerinages européens depuis le Moyen Âge, qui en concentre le plus, tandis que la répartition des villes « saintes » est plus équilibrée en Italie. Plus connue dans le monde pour ses principes de laïcité que pour sa pratique religieuse, la France a bien tenté après sa Révolution de 1789 de se débarrasser de ses noms de lieux antirévolutionnaires. Le journal Le Parisien s’est amusé à recenser plus de 3000 villes qui ont changé de nom dès la fin du XVIIIe siècle (cf. carte 2). On y apprend
La carte étant une représentation de l’espace, elle peut par conséquent prendre des formes différentes selon l’origine, la culture du cartographe et le pays représenté. « Insolito » se penche sur ces travaux d’ailleurs, principalement trouvés sur Internet. Cartographier les villes dont le nom a été influencé par la religion montre son emprise historique sur les sociétés.
ainsi que Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) a été transformée en Bains-sur-Seine, SaintÉtienne (Loire) en Ville-d’Armes, La Villedieu (Charente-Maritime) en La Carmagnole (célèbre chant révolutionnaire), Saint-Quentin (Somme) en Somme-Libre ou que la ville vendéenne de Saint-Hilaire-de-Riez, jugée sans doute trop royaliste, est devenue La Révolution, tandis que sa voisine Saint-GillesCroix-de-Vie, Havre-de-Vie, puis Port-Fidèle. Quant au Mont-Saint-Michel, les révolutionnaires l’ont privé de son « saint », Pont-l’Abbé (Finistère) est devenu Pont-Marat, tout comme Montmartre à Paris, transformé en Mont-Marat. Ces nouvelles dénominations visaient à régénérer la société française en créant une culture républicaine, démarquée de l’influence de l’Église. Elles ont toutefois disparu dès 1814, quand Louis XVIII (18141824) a annulé ces changements.
DES ANGES ET LE DIABLE
De l’autre côté de l’Atlantique, l’arrivée des Espagnols envoyés par les Rois catholiques à la fin du XVe siècle avec une mission évangélisatrice, puis des puritains « pilgrims fathers » en Amérique du Nord au début du XVIIe, a également laissé des traces. La carte des États-Unis proposée par le graphiste américain Jonathan Hull montre l’ensemble des lieux dénommés d’après un saint, un dieu, des anges ou autres références bibliques (cf. carte 3). La domination espagnole sur l’Ouest américain, du Texas à la Californie, se lit dans la toponymie, dans laquelle figurent tous les saints les plus fameux du christianisme : Antoine (San Antonio au Texas), Jacques (San Diego en Californie), François d’Assise (San Francisco, Californie), Joseph (San José, Californie) (cf. carte 4). On trouve aussi de nombreuses allusions aux anges, comme Angel Creek, Angel Lake, Angel Pass et, bien sûr, à Los Angeles, dont le nom originel de la ville fondée en 1781 est El Pueblo de La Reina de Los Angeles (Le village de la reine des Anges) ou, selon d’autres sources, El Pueblo de Nuestra Señora de los Angeles de Porciuncula (Le village de Notre Dame des Anges de Porciuncula), un toponyme un peu long à placer sur une carte ! Dans l’ancienne Louisiane française prédominent également les noms de saints (Paul, Louis, Francis, Mary…), tandis qu’en Nouvelle-Angleterre, colonisée par des protestants, les références bibliques semblent moins usuelles pour désigner des villes, à l’exception de Providence, dans l’État de Rhode Island. On trouve en revanche une rivière SainteCroix, le fleuve Saint-Laurent, qui fait frontière avec le Canada, et plusieurs lieux qui font référence à un temple, une église ou une cathédrale. L’analyse des noms de lieux aux États-Unis révèle d’autres surprises. À côté des références à Dieu, de nombreux sites sont aussi dénommés d’après le diable (devil) ou l’enfer (hell) (cf. carte 5). Ces appellations ont été données le plus souvent pour dénommer un lieu géographique, un site, un paysage désolé ou isolé, tels Devils Lake, Devils Canyon, Devils Ridge, Devils Garden ou Devil Swamp (le lac, le canyon, la crête, le jardin, la cascade ou le marécage du diable). Ces noms dominent dans les régions de l’ouest les moins densément peuplées, mais traversés par les Rocheuses. Les montagnes seraient-elles plus volontiers associées à un côté obscur que les plaines ? À méditer puisque c’est aussi dans l’Ouest américain que se situe la Vallée de la Mort (Death Valley).