UN ESPACE-MONDE EN EUROPE
Respectivement géographe, directeur de recherche au CNRS, directeur de la Maison de la recherche en sciences humaines (MRSH) de Caen ; géographe, ancien doyen de l’université de Portsmouth (Royaume-Uni) ; géographe, ingénieur de recherches à la MRSH
Cartographie de Frédérique Turbout Disputée pendant des siècles, trait d’union entre peuples d’Europe, la Manche est un espace majeur et stratégique du XXIe siècle. La décision des Britanniques de quitter l’Union européenne (Brexit) ouvre de nombreuses interrogations sur son avenir, alors que cette mer est un espace d’échanges commerciaux et humains des plus importants. Elle résume à elle seule de nombreux enjeux : économiques, sociaux, politiques, environnementaux. La Manche est donc un poste d’observation des plus intéressants pour comprendre les dynamiques européennes et leur avenir.
En 1277, le Génois Nicolozzo Spinola arrive à Bruges par l’océan Atlantique et la mer de la Manche. L’année suivante, deux autres galères génoises rejoignent Bruges et Londres, et, en 1298, une route maritime régulière est ouverte entre les deux grands ports de commerce de l’Europe du moment (cf. carte 1). Les galères vénitiennes arrivent en 1314, et d’autres routes maritimes suivent. Les liaisons maritimes allant de la Méditerranée à la mer du Nord et à la mer Baltique doublent les voies terrestres et augmentent les volumes d’échanges. À Bruges, les galères des marchands méditerranéens croisent les navires de la Ligue hanséatique. Pour les marchands italiens, les ports de la Hanse – Bergen, Novgorod, Lübeck, Hambourg, Dantzig – sont ainsi plus aisément accessibles que par les routes terrestres de la vallée du Rhône et de la Champagne, utilisées au cours des siècles précédents. Si la Manche est au coeur de cette histoire commerciale de l’Europe, on a des traces attestées de navigation depuis le Néolithique, avec déjà des échanges entre les populations riveraines, qui s’intensifieront à l’époque romaine. La Manche est, depuis de nombreux siècles, une mer pratiquée, traversée. Dans cette longue histoire, la route maritime Gênes-Bruges ouvre une ère nouvelle qui, au travers de multiples transformations, conduit jusqu’à nos jours.
La Manche est devenue un passage maritime majeur, essentiel pour les places de commerce et les puissances maritimes qui se sont construites au cours des siècles. Après avoir été le passage du commerce entre la façade nord de l’Europe et la Méditerranée, elle est devenue le cordon ombilical qui a relié l’Europe entière, jusque dans les terres, au vaste monde (cf. carte 2).
UN GRAND COULOIR MARITIME UNE MER DANGEREUSE
En moyenne, huit navires franchissent chaque heure le détroit du Pas-de-Calais et font route vers la mer du Nord ou l’Atlantique (cf. carte 3 p. 16). Durant ce laps de temps, cinq bateaux ont emprunté la voie montante du dispositif de séparation du trafic (DST) au large d’Ouessant. Au milieu de ce va-et-vient incessant de porte-conteneurs, de vraquiers, de pétroliers et de cargos en provenance des quatre coins du globe, des ferries traversent entre les deux rives au rythme soutenu de 70 liaisons journalières. Certains quittent la Manche et se dirigent vers le sud (Espagne ou Portugal), alors que d’autres vont se croiser au large des îles Scilly, remontant vers Cork ou Dublin. Ajoutons à cet enchevêtrement maritime les quelque 4 200 bateaux de pêche, les nombreux amateurs de voile, les géants de la croisière et les navires militaires ; la Manche est incontestablement l’une des mers les plus fréquentées au monde. Elle est aussi l’une des plus dangereuses. Le danger vient moins de la terre que des conditions de navigation qui sont parfois extrêmes. Dans ce couloir maritime ponctué d’écueils, d’îlots et d’îles, long de près de 500 kilomètres, dont la largeur varie de 170 kilomètres à l’ouest à 40 au niveau du détroit, les courants marins sont parmi les plus violents au monde. Ils peuvent atteindre plus de sept noeuds par seconde dans les raz Blanchard et de Barfleur ou dans le passage du Fromveur. Les houles sont fortes à l’approche de l’Atlantique ; les vagues plus courtes et rapprochées en Manche sont souvent hautes et saccadées et dépassent régulièrement la hauteur d’une maison lors des violentes tempêtes automnales et hivernales. Le vent est quasi permanent, soufflant de secteurs dominants nord-ouest, sud-ouest ou nord-est selon les saisons. La pointe de la Hague, au nord-ouest du Cotentin, est balayée par des vents allant de 40 à 50 kilomètres par heure un quart de l’année. Le brouillard est fréquent (plus de vingt jours par an) et rend la navigation dangereuse, particulièrement en
hiver, entre la baie de Seine (Normandie) et la Belgique. La Manche est également une mer peu profonde : moins de 100 mètres au niveau d’une ligne imaginaire reliant Ouessant au cap Lizard (Cornouailles), 40 mètres au nord du Havre et seulement 30 dans le détroit. Ce dernier est encombré de bancs de sable mobiles hauts de plus de dix mètres pour certains, contraignant les navires à ne pas dévier du chenal principal, limitant ainsi les risques d’échouage. Ces conditions naturelles et climatiques font de cette petite mer épicontinentale un espace maritime dangereux et exposé aux accidents (cf. carte 4). De 1960 à 2017, plus de 350 accidents – collisions, désarrimages ou échouements en majorité – ont été recensés en Manche. Certains sont restés tristement célèbres comme celui de l’Amoco Cadiz, au large de Portsall, la nuit du 16 mars 1978, qui souilla environ 350 kilomètres de côtes bretonnes avec 220 000 tonnes de pétrole brut et 3 000 tonnes de fioul, dévastant faune et flore. Des accidents d’ampleur variée se sont succédé jusqu’à nos jours. Des cargaisons diverses ont été perdues, chimiques ou matérielles. La catastrophe de l’Erika en décembre 1999 marqua une étape supplémentaire dans l’intensification des réglementations en matière de sécurité maritime.
Après avoir été le passage du commerce entre la façade nord de l’Europe et la Méditerranée, la Manche est devenue le cordon ombilical qui a relié l’Europe entière, jusque dans les terres, au vaste monde.
Dès les années 1960, la sécurité de la navigation en Manche s’est progressivement affirmée comme un enjeu fort de cet espace maritime. Ce sont les deux États riverains, le Royaume-Uni et la France, qui l’ont assurée. Le système est inspiré de la gestion du trafic aérien : la Manche est observée en permanence par les trois Centres régionaux opérationnels de surveillance et de sauvetage (CROSS) français et par leurs équivalents britanniques, les MRCC. La circulation maritime des navires suit un système appelé Dispositif de séparation du trafic qui organise, régule et suit chaque navire entrant dans ce couloir maritime ou en sortant. En trois points distincts, Corsen, Jobourg et Gris-Nez, les navires de plus de 300 tonneaux de jauge brute (tjb) ont obligation de s’y déclarer en précisant leur route et la dangerosité de leur cargaison. Ils sont alors surveillés tout au long de leur traversée et, en cas d’avarie, les moyens d’assistance et d’intervention sont immédiatement dépêchés sur zone. Les voies de circulation, à l’image d’une autoroute, répondent à des règles strictes et les navires ont obligation de s’y conformer. Pétroliers, vraquiers, porte-conteneurs ou gaziers se suivent ainsi en une longue file ininterrompue, de leur entrée en Manche à leur sortie du détroit, alors qu’une file identique suit le chemin inverse le long des côtes anglaises. Les risques sont réels et les expériences passées témoignent de la dangerosité liée à la fois aux conditions de navigation et à l’intensité de ce trafic. Rappelons l’expérience du Tricolor, en décembre 2002, transportant des automobiles, qui s’était échoué sur un banc de sable dans le détroit et avait entraîné une collision en chaîne, ou, en juillet 2017, le choc entre deux navires en provenance de Hong Kong, à quelques encablures seulement des côtes dunkerquoises. Les moyens de suivi et d’intervention ont permis, après évaluation des risques potentiels, que les deux navires reprennent leur route sans danger quelques heures plus tard. Les mesures de suivi, de contrôle et le renforcement de la réglementation en matière de transport maritime (doubles coques, ports refuges,
liste des navires « poubelles », renforcement des contrôles aux escales) ont permis de sécuriser les mers. En comparaison de l’intense trafic maritime qui anime cet espace et face à l’ampleur de la tâche dévolue aux différents CROSS, le système de surveillance se révèle particulièrement efficace.
UN ESPACE SOUS PRESSION
Si les pollutions sont limitées et les accidents en baisse constante, les littoraux restent fragiles (cf. carte 5 p. 18). Une fois encore, le danger vient de la mer : à chaque nouvelle tempête, le littoral est mangé par les vagues, le pied des falaises de craie est grignoté, les sentiers de douaniers s’effondrent, les constructions menacent de s’écrouler. Les inondations frappent les villes côtières anglaises, Portsmouth et sa lagune ont régulièrement les pieds dans l’eau dès que les tempêtes hivernales sont couplées à des épisodes de grandes marées. Ces zones au-dessous du niveau de la mer sont nombreuses et correspondent à des espaces naturels fragiles et protégés pour la richesse de leur faune et de leur flore, tels les marais du Cotentin, la baie de Somme, les Sept-Îles, la mer d’Iroise, la lagune de Portsmouth ou l’estuaire du Solent. Les rivières débordent, les estuaires se chargent de sédiments et les bancs de sable se déplacent. Ces risques inhérents au milieu océanique se couplent avec des risques anthropiques, venant de la terre. Les fleuves charrient des nitrates issus d’une agriculture intensive, les algues vertes envahissent les littoraux bretons ; les fleuves amènent aussi les résidus non capturés par les filtres : hormones, restes de médicaments, résidus radioactifs infimes des hôpitaux. Le risque industriel est aussi présent, car la Manche est non seulement un couloir maritime majeur, mais également un espace peuplé et industrialisé : 136 établissements classés SEVESO (ou COMAH, équivalent anglais) jalonnent le littoral (1). Aux cinq centrales nucléaires s’ajoute une usine de retraitement des déchets nucléaires et des installations sidérurgiques et pétrochimiques. En Manche, le risque est omniprésent et la pression anthropique forte.
Près de 50 millions de personnes vivent dans l’espace Manche (cf. carte 6). Les densités de population sont en moyenne deux fois plus importantes (250 habitants au kilomètre carré) qu’ailleurs dans l’Hexagone. C’est un espace à deux coeurs, Londres et Paris, relayés par de grandes métropoles régionales, et jalonné de petits bourgs-relais. De cette organisation urbaine, un espace ressort nettement : le littoral. Il concentre hommes et activités, parfois concurrentes, mais qui doivent toutes trouver leur place sur cette bande de terre large de quelques kilomètres seulement. Pêche et ostréiculture, industrie et agriculture, tourisme et loisirs, histoire et patrimoine, commerce et échanges se côtoient au quotidien sur les quelques 5 527 kilomètres de côtes de part et d’autre de la Manche (cf. carte 7 p. 20). De grands ports et leurs activités commerciales et logistiques occupent le littoral de la Manche : Plymouth, Portsmouth, Southampton, Douvres (Dover) côté britannique, et leurs miroirs français, Calais, Dunkerque, Le Havre, Rouen, Caen, Cherbourg, Saint-Malo et SaintBrieuc. Ils sont autant de portes d’entrée et de sortie vers le reste du monde. Plus de 360 millions de tonnes de marchandises ont transité dans les ports transmanche en 2015. Pétrole et produits dérivés, solides et liquides en vrac, céréales et surtout conteneurs composent l’essentiel de ce trafic. Le Havre a ainsi accueilli en mai 2017 le plus grand porte-conteneurs au monde par sa capacité (20 000 conteneurs), le MOL Triumph. Le transport de passagers est la seconde grande activité maritime, partagée entre deux compagnies, l’une française, Brittany Ferries, et l’autre danoise, DFDS Seaways, qui desservent les 15 ports ferry. En 2015, ce sont 51 millions de passagers qui ont ainsi traversé la Manche par ferry ou par le tunnel, soit un peu plus que la population totale de la zone (cf. carte 8 p. 21). Il faut y ajouter 2 millions de croisiéristes débarquant au Havre, à Southampton ou à Cherbourg et plus de 1 million de plaisanciers. La mer est également nourricière. Coquilles Saint-Jacques, bulots, seiches, soles et limandes sont les espèces les plus pêchées et vendues, même si la coquille reste favorite et souvent source de tensions entre les flottilles naviguant dans la zone. Plus de 200 000 tonnes sont ainsi pêchées chaque année, soit quatre kilogrammes par an et par habitant. Huîtres et moules de bouchots certifiées AOP et IGP viennent compléter cet ensemble. Les activités industrielles occupent aussi une grande place en Manche. Les littoraux accueillent activités chimiques et pétrochimiques, raffineries et industries nucléaires. La zone est un pôle énergétique majeur. Cinq stations nucléaires, une usine de retraitement et un futur EPR ponctuent le littoral, alors même que les énergies marines s’imposent peu
à peu. En la matière, la zone détient 80% du potentiel européen de la ressource. Au large de l’estuaire de la Tamise, le parc éolien du Thanet (300 mégawatts) est le plus grand au monde. Il alimente plus de 200 000 foyers. Quatre parcs éoliens offshores devraient voir le jour côté français. La mer de la Manche est le premier site d’énergie marine renouvelable au monde (cf. carte 9 p. 22). Dans cet espace sous pression où se côtoient de multiples activités, des sites sensibles et une mer très occupée, le tourisme tient une place à part. Né sur les rives de cette petite mer, il est une des activités économiques majeures de la zone. Américains, Hollandais, Allemands, Italiens, Espagnols et surtout Britanniques viennent y séjourner en nombre chaque année. Si on exclut les deux grandes métropoles de l’espace Manche, Londres et Paris, 11,6 millions de touristes étrangers sont venus en 2014 séjourner dans les stations balnéaires renommées de la zone et visiter les nombreux sites touristiques mondialement connus : les plages du Débarquement, le mont Saint-Michel, la tapisserie de Bayeux, la ville du Havre, les beffrois du Nord ou le Pier de Brighton classé au patrimoine de l’UNESCO, mais aussi les nombreux châteaux, cathédrales, abbayes et vestiges des multiples conflits franco-britanniques. La mer de la Manche a été une mer très disputée, furieusement, violemment, longuement. Cette dispute a été à la mesure de son rôle de grand passage, d’espace de connexion de toute la partie nord de l’Europe avec le reste du monde. Au fil des siècles, l’affirmation des puissances en Europe s’est nécessairement exprimée sur cette mer. Les deux seuls débarquements massifs réussis en deux millénaires sur la GrandeBretagne – celui de Rome et celui de Guillaume le Conquérant en 1066 – font figure d’exceptions. En revanche, les conflits sur la Manche ont plus duré que la Pax Romana, le royaume d’Aliénor, l’Entente cordiale ou la Pax Europeana contemporaine : on compte quatre siècles de conflits quasi constants entre royaumes de France, d’Angleterre, d’Espagne, des Pays-Bas, et deux guerres mondiales pendant lesquelles la Manche a été le lieu de batailles sévères, de moments décisifs. L’un des tournants majeurs de la Seconde Guerre mondiale, le débarquement allié de juin 1944, s’est joué par cette mer et sur ses littoraux. On mesure ainsi, à ces évocations, à quel point la dimension stratégique, toujours économique, souvent militaire, de la mer de la Manche a
été importante. Il ne faudrait pas en déduire que cette mer n’a été que conflits. Tout au contraire, de longues pratiques d’échanges, de contacts entre les populations des deux rives ont généré des relations, des façons de faire avec des traits communs. La Manche n’est pas une Méditerranée, au sens de circuits maritimes, de zones culturelles plus homogènes juxtaposées, mais c’est néanmoins une petite mer, qui, bien qu’ouverte à ses deux extrémités, est le lieu d’expressions des populations de ses deux rives. Les relâches des pêcheurs, les commerces variés licites ou illicites, les mobilités et petites migrations ont tissé des milliers de fils qui construisent les familiarités, s’ils ne sont pas des cousinages. Les logiques de construction des identités des États-nations, les aires linguistiques les ont toujours supplantés, mais ils constituent une petite variation au sein de chacune d’elles. La petite mer franco-anglaise est faite de cela, the pond, pour reprendre l’image de la mare du village anglais. L’intensification et la densification des activités n’ont fait que renforcer sa dimension.
LIEU DE NAISSANCE D’ACTIVITÉS MONDIALES
Au cours des deux derniers siècles, plusieurs activités ou phénomènes ont pris naissance sur les littoraux de la Manche pour devenir ensuite des phénomènes d’ampleur mondiale (cf. carte 10 p. 23). Ils sont au nombre de trois : le yachting, les stations balnéaires, l’impressionnisme. Ils sont l’expression de ces activités humaines denses, croisées et familières. Le Royal Yacht Squadron est fondé à Cowes en 1815, et des courses sont de plus en plus régulièrement organisées, codifiées. Le 10 août 1826, sept yachts participent à une course à Cowes, et cela a continué. En 1838, c’est de l’autre côté de l’eau, au Havre, qu’est fondée la Société des Régates. En 1925, une course de 605 milles, la Fasnet Race, est lancée à Cowes. Chacun sait à quel point le yachting, la plaisance se sont répandus à travers le monde. La Manche reste l’un des bassins de plaisance parmi les plus importants au monde, avec 161 ports, dont huit aux îles anglo-normandes, des centaines de mouillages pour 1,3 million environ de bateaux de plaisance.
C’est dans la même période que les stations balnéaires prennent naissance sur les deux rives de la Manche. La reine Victoria (1837-1901) prend son premier bain de mer en 1847, George III (1760-1820) l’avait précédée en 1789 à Weymouth. La mode des bains de mer lance la toute première station : Brighton. De l’autre côté de la Manche, on reprend la mode. La duchesse de Berry (1798-1870) fait bâtir les premiers établissements de bains à Boulogne et à Dieppe. De chaque côté, les stations balnéaires se multiplient. De nouvelles pratiques et activités, de nouveaux lieux se développent non seulement autour de la Manche, mais progressivement partout en Europe et sur le continent. Beaucoup plus immatérielle que les deux phénomènes précédents, la vague esthétique de l’impressionnisme, et plus largement des grandes évolutions qui l’ont précédé dans la représentation des paysages, a beaucoup à faire avec les rivages de la mer de la Manche. Après les guerres napoléoniennes, les peintres anglais reviennent sur le continent : Cotman, Bonington et Turner ouvrent de nouvelles voies pour représenter le paysage. La génération suivante les poursuivra et en ouvrira bien d’autres. Les rivages de la Manche ne seront pas les seuls lieux de l’impressionnisme, mais ils en sont les lieux majeurs. De l’estuaire de la Seine aux plages de Trouville, aux falaises d’Étretat, aux quais d’Honfleur et de Dieppe, aux campagnes de l’arrière-pays, les lumières et le ciel en seront la marque. Cette esthétique qui s’est ensuite répandue dans le monde est directement liée aux rivages de la Manche. Il n’y a, pour ces trois phénomènes, aucun déterminisme bien sûr, ni pur hasard non plus. L’espace dans lequel ces phénomènes se sont déployés est l’entre-deux de deux puissances majeures, la France et le Royaume-Uni, de deux villes d’importance mondiale, Londres et Paris. Il est également le terrain d’exercice et de villégiature de deux bourgeoisies en pleine puissance, d’intellectuels, d’artistes, de couches moyennes de petites bourgeoisies, circulant
d’une ville à l’autre, d’une rive à l’autre, regardant les uns, puisant chez les autres, se concurrençant, s’imitant. L’espace Manche englobe, de part et d’autre de la mer, non seulement les littoraux, mais aussi l’arrière-pays jusqu’à l’influence directe des deux grandes métropoles. Ce sont ces processus qui ont fait naître ces formes de loisirs et villégiatures dans les XIXe et XXe siècles et qui ont eu la puissance de rayonnement pour les faire reprendre et imiter.
UNE DIMENSION STRATÉGIQUE AFFIRMÉE
La dimension stratégique de la mer de la Manche est toujours bien présente au début du XXIe siècle. Trois questions majeures se posent pour les vingt prochaines années : le lien maritime entre l’Europe et le monde, les conséquences du Brexit, la multiplication des activités sur une petite mer. Cordon ombilical entre le monde et l’Europe, la Manche l’est depuis longtemps ; quelles configurations apparaîtront dans les prochaines décennies ? Le commerce maritime mondial assure 80% des échanges mondiaux de marchandises. Cette tendance ne changera pas pour l’essentiel. La croissance en volume des échanges, l’économie du secteur maritime poussent à la massification et aux grandes unités de transport. On atteint, en 2018, des tailles considérables, des ports d’éclatement aux installations gigantesques s’avançant en mer, opérant presque en continu. Rien n’indique que ces tendances vont faiblir ; jusqu’où et à quel rythme évolueront-elles ? Difficile de le dire. En revanche, il est certain que, au regard de ces évolutions, la Manche va rester un couloir maritime majeur, mais que la taille des unités au passage du détroit deviendra problématique. Couloir resserré avec des bancs de sable changeants, le détroit a des points de difficultés notables. À plus long terme, les modifications du climat et la possible ouverture d’une route maritime par le pôle Nord peuvent introduire un changement de la donne sur le couloir maritime, passage unique et obligé vers le monde et en provenance de celui-ci. Quelle que soit l’importance de ces évolutions, la vocation de couloir maritime mondial restera.
On atteint, en 2018, des tailles considérables, des ports d’éclatement aux installations gigantesques s’avançant en mer, opérant presque en continu. Rien n’indique que ces tendances vont faiblir.
La question du Brexit ouvre des incertitudes nouvelles. L’entrée du Royaume-Uni dans l’Europe en 1973 avait impulsé un mouvement très puissant de fluidification des échanges de personnes et de biens. C’en était pour beaucoup d’acteurs le principal objet, et pour d’autres l’un des moyens d’arriver à des objectifs plus politiques, plus sociétaux, plus culturels. C’est ainsi que la noria des car-ferries puis la réalisation du rêve séculaire du tunnel sous la Manche font passer rapidement des millions de passagers et de camions, qui partent ensuite dans toutes les directions. Bien que l’essentiel des actions en mer soit du ressort des États et que l’Europe ait une carence considérable en matière de droit maritime, la construction européenne a, au fil des ans, élaboré des pratiques communes. Nul ne sait jusqu’à quel point ces dernières seront bousculées par le Brexit. Il est néanmoins certain que la fluidité du passage des marchandises et des personnes va connaître une régression. Elle était devenue quasi optimale, presque à flux continu à certains moments. Le rétablissement de frontières va entraver cette fluidité.
La troisième question ouverte sur l’avenir de la Manche porte sur l’empilement, la juxtaposition de multiples activités, multiples acteurs, multiples pratiques. Il est important, on l’a vu, c’est une des caractéristiques contemporaines de la Manche. Jusqu’où cette intensité peut-elle croître ? Cette juxtaposition d’activités a conduit à différentes tentatives pour les réguler ; des initiatives sont nées au sein de chaque espace national, entre le Royaume-Uni et la France, et au sein de l’Europe. C’est là que l’on revient au Brexit. Hors ce cadre, comment les régulations sur l’espace maritime de la Manche vont-elles se construire ? Les questions sont d’importance. Sous ces formes renouvelées, c’est la position géostratégique de la Manche, entre l’Europe et le monde, au sein de l’Europe, entre de grands pays actifs, qui se trouve à nouveau réaffirmée et nécessairement modifiée. Les capitaines de l’écrivain Joseph Conrad (1857-1924) « passaient les portes de la Manche dans un océan lacéré d’écume, et s’engouffraient en Manche la tête saupoudrée de gris, vent arrière, toutes voiles dehors, rentrant au pays » (2). Dans quelle mer leurs arrière-petits-fils entreront-ils ? P. Buléon, L. Shurmer-Smith et F. Turbout
NOTES
(1) Établissements industriels à risque classés SEVESO ou COMAH (équivalent anglais) nécessitant un haut niveau de prévention et répondant aux critères dans le cadre de directives européennes. (2) Joseph Conrad, Le Miroir de la mer, Gallimard, 1946.