Les deux rives du royaume d’Arthur
Vers la fin du XIIe siècle, dans le prologue de la Chanson des Saisnes, le jongleur et trouvère Jean Bodel (1165-1205) considère que la « matière de Bretagne » est l’un des trois domaines littéraires existants. C’est ce que nous appelons le « cycle arthurien », autour du légendaire roi Arthur (v. 470-v. 537) et des chevaliers de la Table ronde. Cette Bretagne est tout autant une grande moitié méridionale de l’Angleterre actuelle que la péninsule homonyme dans l’ouest de l’actuelle France. À l’époque romaine, Britannia désigne bien la Grande-Bretagne, et l’Armorique la presqu’île. Le toponyme commun viendrait des migrations de Celtes insulaires au VIe siècle de l’autre côté de la Manche, sous la pression des invasions germaniques, créant un mythique et transmanche royaume de Bretagne. Les lieux de la geste arthurienne peuvent ainsi être situés tant au midi de la mer, comme Brocéliande, qu’au nord, comme Tintagel. La Manche comme trait d’union plutôt que comme frontière n’a, en fait, rien de bien nouveau. L’archéologue britannique Barry Cunliffe, dans La Gaule et ses voisins (Picard, 1993), a montré les liens économiques, politiques et culturels qui unissaient les deux rives du Channel antérieurement à la conquête romaine et qui subsistèrent ensuite. C’est dans cette perspective centrée sur la mer qu’il faut comprendre l’aventure de Guillaume le Conquérant (1027-1087) du sud au nord de la Manche. La guerre de Cent Ans (1337-1453) peut être géographiquement comprise à la fois comme la tentative la plus poussée d’une construction de ce type et son échec définitif. Un tel scénario est aisément généralisable. Naviguer dans une mer connue est la façon la plus simple initialement, sans avoir à créer d’infrastructures, de tisser des liens solides, tandis que défricher, créer des routes terrestres, contrôler un territoire est un investissement de longue durée. Ainsi, la première figure de la grande oeuvre de Denys Lombard, Le carrefour javanais : Essai d’histoire globale (Éditions de l’EHESS, 1990), intitulée « La mer comme trait d’union », trace les espaces récurrents des constructions géopolitiques du monde insulindien, liant deux littoraux face à face plutôt que dos à dos. La construction thalassocentrée la plus évidente n’est-elle pas l’Empire romain ? Les vraies routes romaines, liant les lieux essentiels de l’empire et menant toutes à Rome, beaucoup plus que les voies pavées, sont d’abord celles qui sillonnaient la Mare nostrum. Les constructions géopolitiques reliant des littoraux ne sont donc pas moins durables que celles totalement continentales. Ce n’est que lorsque les liens terrestres ont pris beaucoup de poids, lorsque les densités intérieures pèsent lourd, que la mer devient plutôt une solution de continuité. Comme, en son temps, l’historien belge Henri Pirenne (1862-1935) l’avait formalisé, c’est lorsque les peuplements du nord de la Méditerranée sont devenus étendus et serrés, lorsque s’est vraiment formée une Europe, que la Mare nostrum s’est cassée et que les histoires des sociétés du Nord et du Sud ont divergé, quelque part vers les VIe, VIIe
et VIIIe siècles. C’est ce que résumait son article « Mahomet et Charlemagne », publié en 1922. De la Manche à la Méditerranée, la taille de l’espace maritime concerné n’a cessé d’augmenter. L’étendue maximale fut celle des empires coloniaux. Outre-mer et métropoles formaient des ensembles où les liaisons sur l’eau étaient centrales, ce qui en a fait les dernières et les plus vastes constructions de ce type. On ne bâtit pas sur l’eau, et les royaumes arthuriens ont fini en légendes.