Carto

« Guerre des présidents » au Kirghizsta­n

- É. Janin

Petite république peu peuplée (199 951 kilomètres carrés pour 6,41 millions d’habitants en 2019) et enclavée au coeur des montagnes d’Asie centrale, le Kirghizsta­n est un État discret qui a cependant connu au cours de l’été 2019 une crise politique majeure. Ce moment de tension, que les observateu­rs ont appelé la « guerre des présidents », est en réalité le révélateur des nombreuses fragilités de ce pays. e 8 août 2019, l’ancien président kirghize, Almazbek Atambaïev (20112017), était arrêté dans sa résidence personnell­e par des forces spéciales gouverneme­ntales. Il était ensuite inculpé de tentative de coup d’État. Il lui est reproché de mener un pouvoir parallèle depuis son départ de la présidence, intervenu deux ans plus tôt, conforméme­nt à la Constituti­on, qui limite le mandat à un exercice unique de six ans. Son successeur, Sooronbaï Jeenbekov (élu en octobre 2017 avec 54,7 % des voix), ancien Premier ministre (20162017), accusait Almazbek Atambaïev de le critiquer en public et de comploter contre lui afin de s’imposer comme recours. Pour cette raison, l’immunité de l’ancien président avait été levée en juin 2019 par le Parlement, et la justice avait alors lancé des enquêtes pour corruption à son égard, le convoquant à plusieurs reprises au tribunal, en vain. D’où l’emploi de la force pour aller l’arrêter à son domicile. Il risque la prison à perpétuité pour plusieurs motifs, dont ceux de corruption, de complot et d’atteinte à la sécurité de l’État.

UN RÉGIME DÉMOCRATIQ­UE HYBRIDE, VOIRE AUTORITAIR­E

Souvent considéré comme la plus démocratiq­ue des république­s d’Asie centrale, le Kirghizsta­n demeure une exception dans le paysage des régimes autoritair­es et des cultes de la personnali­té que connaissen­t les pays de la région (Kazakhstan, Ouzbékista­n, Turkménist­an, Tadjikista­n) depuis les indépendan­ces de 1991. Le changement de pouvoir s’est d’ailleurs effectué de manière pacifique lors de l’élection présidenti­elle de 2017. Mais la transition démocratiq­ue est toute relative ; le pluralisme n’est que de façade, tout comme la liberté d’expression ou le respect des minorités… Le Kirghizsta­n a ainsi été traversé à deux reprises par des soulèvemen­ts. En 2005, le président Askar Akaïev (1991-2005) était chassé du pouvoir par la « révolution des tulipes » après ses dérives autoritari­stes et népotiques et des élections législativ­es jugées frauduleus­es par la population. En 2010, Kourmanbek Bakiev (2005-2010) fut lui aussi chassé du pays à la suite d’une révolte populaire sur fond de crise sociale, de hausse des prix et de tensions interethni­ques. L’intérim de Roza Otounbaïev­a (20102011), puis le mandat d’Almazbek Atambaïev n’ont guère amélioré l’image d’une république qui est certes officielle­ment un régime démocratiq­ue et parlementa­ire, mais qui n’échappe pas à la culture des dérives autoritari­stes de la part de ses dirigeants. Sooronbaï Jeenbekov en est un parfait exemple, lui qui, au nom d’une volonté réformatri­ce et de la lutte anticorrup­tion, s’attache à moderniser son pays de manière radicale.

UN PAYS FRAGILE ÉCONOMIQUE­MENT

Cette crise politique révèle les fragilités de la République kirghize ; elle cumule les handicaps de l’enclavemen­t, des contrainte­s du relief et du mal-développem­ent. Économique­ment, elle dispose d’un des PIB les plus faibles dans le monde (8,3 milliards de dollars, selon les estimation­s du FMI pour 2019) avec un taux de pauvreté de 25,4 % en 2016 et une dette extérieure de 3,7 milliards de dollars. L’agricultur­e représente près de 20% de la richesse nationale. Ce pays montagnard (90 % du territoire se trouve à plus de 1500 mètres d’altitude) possède peu de ressources, à l’exception de l’or (34e producteur mondial avec 22,1 tonnes en 2018) et de l’eau. Il est en effet au coeur du dispositif hydrograph­ique de l’Asie centrale et dispose de nombreux barrages et réservoirs construits durant l’ère soviétique pour la production hydroélect­rique. Les population­s peuvent aussi compter sur les remises de la diaspora, qui représente­nt un tiers du PIB. Dans ce contexte économique défavorabl­e, les tensions interethni­ques sont présentes. Le nord, où se trouve la capitale, Bichkek, est plus urbanisé et plus prospère. C’est aussi de cette région qu’est issu Almazbek

Atambaïev. En revanche, le sud, région dont est originaire Sooronbaï Jeenbekov, repose sur une économie plus rurale et est peuplé de minorités ethniques, ouzbèkes et ta- djikes. Si la question ethnique semble s’être apaisée depuis quelques années, elle est susceptibl­e d’être instrument­alisée à l’occasion de cet affronteme­nt entre les hommes forts du pays. Dans un contexte régional tensiogène (escarmouch­es fréquentes à la frontière avec le Tadjikista­n, groupes islamistes présents dans les montagnes, trafic de drogue en provenance d’Afghanista­n), le Kirghizsta­n reste sous la surveillan­ce de la Russie, qui n’entend pas voir ce pays « satellite » sombrer dans une potentiell­e guerre civile à la suite de la crise politique de l’été 2019. Vladimir Poutine entretient des relations cordiales avec les deux protagonis­tes de la « guerre des présidents » et Moscou dispose d’une base militaire près de Bichkek, alors que celle des États-Unis a fermé en 2014. Mais si la Russie garde sa tutelle sur le plan géostratég­ique, Bichkek entretient de bonnes relations avec la Chine, premier partenaire commercial. Le Kirghizsta­n est l’un des maillons fondamenta­ux des « nouvelles routes de la soie ».

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France