Les défis de l’unité
Maître de conférences à l’École d’urbanisme de Paris (université Paris-Est) et maître de conférences en histoire contemporaine à Aix-Marseille Université ; auteurs de l’Atlas de l’Italie contemporaine (Autrement, 2019) Cartographie d’Aurélie Boissière
Avec 60,5 millions d’habitants et un PIB d’environ 2100 milliards de dollars, le poids de l’Italie était encore, au début des années 2010, proche de celui de la France ou du Royaume-Uni. Toutefois, la contraction de 10 % de la richesse produite depuis 2008 (1 858 milliards de dollars en 2017) réactive la figure d’« homme malade de l’Europe ». Au traditionnel clivage territorial Nord/Sud s’ajoutent des inégalités sociales croissantes et une fracture générationnelle tandis que le modèle économique peine à se renouveler. Dans ces conditions, les populismes ne cesse d’accroître leur audience jusqu’à s’installer durablement au pouvoir.
L’Italie occupe une place singulière en Europe. Sa trajectoire historique suscite des interrogations : unité récente (milieu du XIXe siècle) et tourmentée, poids de l’héritage fasciste (1922-1943), rapidité de la modernisation socioéconomique, absence d’alternance politique pendant des décennies ou accession au pouvoir de mouvements populistes. De la même façon, si la « Botte » enchante par ses paysages et son patrimoine culturel, séduit par sa créativité, suscite le respect pour ses valeurs et son engagement international, elle exaspère par l’inefficacité de ses services publics, effraie par les crimes de ses mafias et déroute pour son soutien à des personnalités sulfureuses comme l’homme d’affaires et plusieurs fois président du Conseil des ministres (1994-1995, 2001-2006 et 2008-2011) Silvio Berlusconi, l’humoriste Giuseppe (dit Beppe) Grillo à l’initiative du Mouvement 5 étoiles ou le leader d’extrême droite Matteo Salvini.
DIFFÉRENTES ITALIE FACE AUX DÉFIS ÉCONOMIQUES
Pour représenter l’organisation régionale de l’Italie, les géographes ont longtemps proposé un modèle dualiste mobilisant à la fois héritages lointains et ruptures contemporaines, tout en empruntant aux conceptions marxistes du rapport centrepériphérie : au Nord, que domine le triangle Milan-Gênes-Turin, premier et longtemps unique foyer de l’industrialisation du pays, s’oppose le Sud agricole, marginalisé et cumulant des retards de développement (cf. cartes 1 et 2). Le centre n’est alors perçu que comme une zone de transition. Or il est courant de distinguer une troisième Italie, aux contours fluctuants, mais correspondant peu ou prou aux régions du centre et de l’est de la péninsule, au sein de laquelle les rapports entre espace, société et culture ont produit un modèle de développement territorial alternatif à celui du Nord-Ouest, notamment autour de PME/PMI familiales.
Pourtant, s’il ne prend plus la forme d’une altérité radicale, le clivage Nord/Sud reste une donnée majeure de la géographie italienne. Les gradients demeurent forts pour toute une série d’indicateurs socio-économiques relatifs à l’activité, au niveau de vie, à l’internationalisation, à l’accès aux équipements et aux services publics. Avec plus du tiers de la population nationale, le
Mezzogiorno ne compte que 18 % des emplois industriels du pays et assure seulement 10 % de ses exportations, tout en concentrant près de trois quarts des pauvres et six chômeurs sur dix. Le PIB par habitant de la Campanie atteint à peine la moitié de celui de la Lombardie, principal centre d’impulsion économique et financier du pays, alors que la Calabre et la Sicile affichent des records européens en matière d’inactivité, notamment des jeunes. Après avoir connu une croissance plus marquée que le Nord dans les années 1990, l’Italie méridionale a décroché en subissant de plein fouet les crises de 2008 et de 2011, qui ont érodé à la fois son tissu économique et la capacité redistributive de l’État. Le Mezzogiorno s’est toutefois différencié :
les secteurs durement frappés par le chômage (cf. document 3), la criminalité et l’exclusion, au prix d’une qualité de vie dégradée, voisinent avec les zones de modernisation.
Plus largement, après une phase d’expansion dans les années 1980, le système économique transalpin entre dans une période de turbulences. En 1992, face aux difficultés qu’il traverse, l’État se résout à quitter le système monétaire européen ; en quelques jours, la lire perd près de 20 % de sa valeur, permettant de restaurer la compétitivité des entreprises et les comptes publics. Mais les faiblesses structurelles se multiplient : atonie de la croissance, augmentation du chômage, absence d’innovation, érosion de la productivité et de la compétitivité. Ébranlée par les crises de 2008 et de 2011, l’Italie subit ensuite une récession sévère. Rome n’a que peu de marges de manoeuvre pour soutenir la relance, en raison d’un endettement public atteignant 133 % du PIB en 2018.
Plusieurs handicaps pénalisent l’insertion et la compétitivité de l’économie italienne au sein du marché mondialisé (cf. documents 4 et 5).
La modestie des flux d’investissements directs avec l’étranger (IDE) entrants et sortants témoigne d’une internationalisation inachevée. L’Italie manque de grands groupes industriels et bancaires compétitifs au niveau mondial. Par ailleurs, en raison des lacunes de l’investissement dans les activités de recherche et développement, le système productif italien est mal placé sur les créneaux porteurs (pharmacie, chimie, nouvelles technologies), tandis que plusieurs de ses secteurs traditionnels, comme l’ameublement, ne parviennent plus à rivaliser avec les pays émergents, dans un contexte d’euro fort, d’alourdissement des coûts de travail et d’exacerbation de la concurrence internationale. Si en Lombardie ou en Vénétie, les grosses PME, fleurons industriels, ont encaissé la mondialisation et conservent de bonnes parts de marché à l’export, dans le Sud, le tissu économique s’est délité à la suite de la privatisation des grandes entreprises d’État, laissant plus encore le terrain aux mafias.
UN ÉTAT DÉTOURNÉ
La mafia est un problème récurrent de la société italienne (cf. carte 6). Ces groupes criminels à base régionale, organisés de façon hiérarchique en clans, apparaissent dès la fin du XIXe siècle en Sicile. Sortis affaiblis de la période fasciste, ils diversifient et internationalisent leurs sources de profits délictueux après la Seconde Guerre mondiale : outre le pizzo prélevé sur les commerçants, la mafia investit le BTP, la logistique et le trafic de drogue, en lien avec les groupes criminels des États-Unis. Attentive à la vie publique, elle obtient des soutiens dans les milieux politiques grâce à un système complexe de services réciproques. Caractéristique structurelle des organisations mafieuses, la violence contre les biens et les personnes permet également de protéger les pratiques illégales.
Toutefois, l’extension de la sphère d’action du crime organisé conduit à une meurtrière lutte de clans, puis à une « stratégie de la
terreur » ciblant les représentants des institutions. Cette escalade de la violence entraîne une réaction de l’État : mise en place de nouveaux instruments juridiques et répressifs ; tenue de grands procès ; arrestations spectaculaires (Salvatore Riina en 1993, Bernardo Provenzano en 2006). La mobilisation croissante de la société civile permet, par ailleurs, de briser la loi du silence (omertà). Mais la lutte contre la « pieuvre » est loin d’être terminée : le nombre d’homicides mafieux dans le Mezzogiorno reste élevé et le chiffre d’affaires des organisations criminelles ne cesse d’augmenter (entre 150 milliards et 200 milliards d’euros, soit 10 % du PIB italien). En effet, les mafias se sont redéployées sur l’ensemble du territoire et elles ont investi des activités rentables comme la gestion des ordures et des déchets, les marchés publics, la distribution des licences ou les contrefaçons en provenance de Chine. Le phénomène mafieux se conjugue au malgoverno, ces dysfonctionnements qui affectent les services de l’État et l’action publique, alors que celui-ci avait déjà été fortement contesté dans les années 1960, 1970 et 1980 par des mouvements radicaux et armés (cf. carte 7).
Le spectre est large, de la lourdeur et l’inefficacité de la bureaucratie aux retards des systèmes scolaire, de transport et de santé. L’aspect le plus pathologique de cette prétendue « tare italique » est l’enracinement des pratiques clientélistes et de corruption, que la porosité croissante entre milieux économique et politique tend à renforcer. Le 17 février 1992, un conseiller municipal de Milan est arrêté en flagrant délit de pot-devin. Son témoignage précipite le lancement d’une série d’enquêtes qui dévoilent un système de corruption au coeur de l’appareil d’État. Une tempête judiciaire secoue l’élite politique et économique, y compris de hauts responsables (Benedetto Craxi, président du Conseil entre 1983 et 1987, s’exile en Tunisie) ; en 1994, 338 députés et 101 sénateurs sont mis en cause, la plupart pour abus de biens sociaux et fraudes à la loi de financement des partis. À l’origine d’une crise de légitimité démocratique sans précédent, le scandale conduit à la disparition des principaux partis de gouvernement (Parti
socialiste et Démocratie chrétienne, notamment) et ouvre la voie à une recomposition du paysage politique.
DÉMOCRATIE EN CRISE ET POPULISMES AU POUVOIR
Après l’instabilité gouvernementale des années 1990, la figure de Silvio Berlusconi domine au début des années 2000 (cf. document 8). Sa holding aux activités variées sert à la fois de modèle et de relais à son projet politique. Il introduit une nouvelle forme de communication politique fondée sur les techniques de marketing, dont une forte médiatisation et une personnalisation du discours. Il fédère autour de lui et de Forza Italia, fondé en 1994, une coalition de forces en partie antagonistes telles que les régionalistes de la Ligue du Nord et les nationalistes de l’Alliance nationale. En 2009, il crée un nouveau parti, le Peuple de la liberté. Le berlusconisme parvient à imposer une forme d’« hégémonie culturelle » sur la société grâce à la possession de la moitié du paysage audiovisuel italien et sur la base d’un corpus idéologique hétérogène et parfois contradictoire, qui conjugue libéralisme, symboles de modernité et valeurs traditionnelles. Dans les années 2010, il succombe aux conflits d’intérêts constants entre affaires privées et responsabilités gouvernementales. Matteo Renzi, à la tête d’un gouvernement de centre gauche entre 2014 et 2016, entend par la suite réformer et moderniser l’État par une politique volontariste dans le sens d’un renforcement de l’exécutif. Son échec lors d’un référendum portant sur une première réforme constitutionnelle traduit la crainte d’une confiscation et d’une personnalisation du pouvoir et entraîne sa démission, plongeant le pays dans une nouvelle phase d’instabilité politique, bénéfique aux populismes extrémistes, à l’instar de la Ligue du Nord. Cette formation voit le jour en tant que parti politique à la suite de la fusion de plusieurs mouvements autonomistes entre 1989 et 1991. Dirigée par Umberto Bossi, elle développe un discours régionaliste oscillant entre revendication de l’indépendance de la Padanie (nord de la péninsule) et fédéralisme. Ses cibles, désignées en des termes peu amènes, sont les « culs terreux » du Sud (terroni) et « Rome la grande voleuse » (Roma ladrona), c’est-à-dire l’État central. Le discours de la Ligue du Nord contribue à faire émerger une « question septentrionale » face à la traditionnelle « question méridionale ». Il évolue progressivement vers une stigmatisation des normes et des politiques européennes et se teinte d’une franche hostilité à l’égard de l’immigration. La Ligue du Nord obtient ses premiers succès électoraux en Lombardie et en Vénétie, avant d’étendre son emprise à l’ensemble des régions septentrionales. Dès 1993, elle remporte plusieurs municipalités, dont Milan. À partir de 1999, elle devient une force politique majeure des coalitions de centre droit dirigées par Silvio Berlusconi. Le mouvement perd toutefois en crédit en 2012 en raison des scandales de corruption qui touchent ses principaux dirigeants, dont Umberto Bossi, contraint à la démission. La direction est alors assurée par un jeune conseiller municipal de Milan et
député européen, Matteo Salvini. À l’occasion des élections européennes de 2014, il propose un programme commun avec le Front national français, ancrant plus encore la Ligue du
Nord à l’extrême droite. Ce rapprochement inspire en 2018 la transformation de la Ligue du Nord en Ligue, une formation nationale et identitaire destinée à gouverner l’Italie. Matteo Salvini y développe une conception personnalisée du pouvoir. Le Mouvement 5 étoiles présente une autre facette du populisme italien. Souvent qualifié d’« attrape tout », il se veut « et de gauche et de droite ». Beppe Grillo en est l’instigateur, fort de sa renommée médiatique fondée sur des émissions télévisées satiriques où il dénonce la corruption du monde politique. En 2007, il lance un appel à une journée de manifestations dans les rues, le « V-Day » pour « Va te faire foutre » (Vaffanculo), à l’adresse des dirigeants. Une fois le Mouvement 5 étoiles officiellement lancé en octobre 2009, le recours à Internet et aux réseaux sociaux devient un aspect fondamental de son action, prônant une démocratie participative directe, permanente et numérique par le biais de consultations systématiques sur Internet. Mais le corpus idéologique n’est pas toujours bien défini. La dénomination « 5 étoiles » renvoie à autant de thèmes jugés initialement prioritaires : l’eau publique, les transports « durables », le développement, la connectivité et l’environnement. À cet écologisme se conjuguent une opposition aux projets dispendieux et un fort antipartisme. Le mouvement s’empare en 2016 des municipalités de Turin, Livourne et Rome. Beppe Grillo, qui refuse tout mandat électoral, se met en retrait du mouvement au profit de
Matteo Salvini provoque à l’été 2019 une crise gouvernementale en réclamant des élections anticipées afin de faire éclater la coalition et d’exercer le pouvoir sans partage.
Luigi Di Maio, vice-président de la Chambre des députés de 2013 à 2018 et ministre des Affaires étrangères depuis septembre 2019.
La Ligue, alors composante d’une coalition de centre droit, et le Mouvement 5 étoiles sortent vainqueurs des élections générales de mars 2018, avec respectivement 17,35% et 123 sièges sur 617 à la Chambre des députés et 32,68% et 225 élus, au détriment des forces traditionnelles (Parti démocrate pour le centre gauche et Forza Italia pour la droite). Matteo Salvini et Luigi Di Maio ont su incarner l’aspiration à un renouvellement des catégories dirigeantes discréditées par les scandales récurrents et les effets de la crise de 2008, sonnant pour beaucoup le glas du néolibéralisme mondialisé. La Ligue et le Mouvement 5 étoiles développent un discours simplificateur tant du point de vue de leurs diagnostics que des remèdes à y apporter, jouant notamment sur les peurs suscitées par la « crise migratoire ».
L’alliance entre ces deux formations n’est toutefois pas sans poser de difficultés et il faut plusieurs semaines pour parvenir à un gouvernement dans lequel Matteo Salvini et Luigi Di Maio sont vice-présidents. Si les deux partis se rejoignent dans leur approche antisystème, leurs modes de communication ou leur défiance à l’égard de l’Union européenne (UE), bien des points les opposent, notamment sur le plan économique et en matière de développement des infrastructures. Ainsi, fort de son succès aux élections européennes de mai 2019 (34,3 % des voix), Matteo Salvini provoque au cours de l’été une crise gouvernementale en réclamant des élections anticipées afin de faire éclater la coalition et d’exercer le pouvoir sans partage. Si l’échec de la manoeuvre à la hussarde traduit une certaine résistance des institutions, le discours de la Ligue stigmatisant l’UE et l’immigration n’en reste pas moins populaire.
LES NOUVEAUX VISAGES DE L’IMMIGRATION
Depuis les années 1960, contrairement aux autres pays européens d’immigration, les flux ont une provenance variée en Italie. Plus que d’un besoin de main-d’oeuvre, ils résultent de la reconfiguration du système migratoire international en lien avec la décolonisation, les politiques de régulation adoptées par les pays d’immigration traditionnelle et les effets de la mondialisation. Le travail domestique, qui explique la féminisation de cette immigration, et l’agriculture sont les secteurs d’emploi privilégiés. Cette orientation n’est pas remise en cause par les arrivées massives en provenance d’Europe de l’Est à la suite de l’effondrement du système communiste – dont les images de navires débordant d’Albanais dans le port de
Brindisi, en 1991, sont l’illustration la plus frappante. En 1996-1997, le cap symbolique du million d’étrangers en Italie est franchi. Entre 2001 et 2011, leur nombre est multiplié par 3,5 pour atteindre 4,5 millions. Face aux débarquements croissants de migrants clandestins sur les côtes méridionales, les autorités italiennes mettent en place des politiques migratoires qui oscillent entre régularisations et protection des frontières. Par sa position géographique, l’Italie est l’une des principales portes d’entrée de l’Europe, au carrefour des routes migratoires balkaniques et méditerranéennes (cf. carte 9). La crise migratoire des années 2010 place le pays en première ligne : de 2014 à 2016, entre 170000 et 180 000 migrants accostent chaque année, dans des conditions souvent dramatiques, sur les côtes insulaires et méridionales. Depuis, leur nombre ne cesse de diminuer, mais les centres d’accueil temporaire sont débordés, à l’instar de celui de l’île de Lampedusa, symbole de la faillite du système d’accueil et d’hébergement. Les autres dispositifs, souvent établis avec le concours de l’UE, les politiques d’accord bilatéraux avec les pays de départ, les mesures déployées dans le cadre européen de Frontex ne sont pas plus efficaces. Pourtant, le nombre d’étrangers en Italie n’explose pas au cours de cette période ; il tend au contraire à se stabiliser autour de 5 millions, soit 8,5% de la population. L’Italie n’est en effet souvent qu’un espace de transit dans une trajectoire migratoire plus ample. Ceux qui s’installent viennent élargir la diversité d’une mosaïque de plus de 200 nationalités, désormais à dominante extraeuropéenne (cf. document 10). L’intégration est en cours pour ceux qui appartiennent aux deuxième et troisième générations, grâce à l’école notamment (826000 enfants scolarisés en 2017), en dépit de difficultés persistantes dans les parcours scolaires. L’accès à la citoyenneté est un autre indicateur (avec 200 000 naturalisations en 2016, l’Italie est au premier rang de l’UE). Les milieux de gauche et catholiques se mobilisent pour favoriser l’accueil, arguant que par le passé ces étrangers, « c’était nous », dans ce pays quitté par 26 millions d’émigrés entre 1860 et 1960. Mais la xénophobie semble l’emporter et prend un tour souvent violent (cf. document 11). La question de l’immigration est hystérisée par les diatribes de la Ligue et de ses alliés de la droite traditionnelle : au mythe de l’invasion se superpose un discours liant immigration clandestine, insécurité et criminalité.