Chili : crise sociale et économique sans précédent
Entre octobre et décembre 2019, les Chiliens ont manifesté contre le gouvernement libéral du président Sebastián Piñera (depuis 2018), successeur de la socialiste Michelle Bachelet (2006-2010 et 2014-2018). Comment expliquer la contestation dans l’un des pays les plus riches d’Amérique latine, souvent présenté comme un modèle de réussite économique ?
e 18 octobre 2019, après l’annonce de la hausse du prix du ticket de métro dans la capitale, Santiago, de 30 pesos (mesure suspendue dès le 22 octobre), le Chili se réveille avec des manifestations aussi soudaines que massives, rassemblant des millions de personnes au sein d’un mouvement social soutenu par les trois quarts de la population. Les revendications portent sur l’accès à la santé et à l’éducation, et sur le montant des pensions de retraite. Ce mouvement peut surprendre dans un pays dont la croissance a dépassé 4,5% par an entre 2001 et 2013, et qui affiche le deuxième PIB par habitant d’Amérique du Sud avec 25 222 dollars en 2018. C’est le seul État de la région à avoir intégré l’OCDE, sa dette est faible et sa balance commerciale excédentaire. Ce succès économique est porté par la richesse du Chili en matières premières, le secteur minier pesant pour 15 % du PIB, et par sa grande ouverture commerciale avec plus de 60 accords de libre-échange. Mais il présente des limites, qui tiennent à sa dépendance au cuivre (la moitié des exportations) et à son incapacité à résorber d’énormes disparités sociales : le Chili est ainsi, après le Brésil, le deuxième pays le plus inégalitaire de la région. De même, on estime que 30 % des emplois ne sont pas déclarés, démontrant un marché du travail plus que fragile.
LE LIBÉRALISME EN QUESTION
Ces caractéristiques économiques et sociales sont en grande partie héritées. Le Chili a connu une libéralisation à marche forcée dans les années 1970 et 1980 sous la houlette des « Chicago Boys », un groupe d’économistes formés à l’université de Chicago influencés par la pensée de l’économiste Milton Friedman (19122006) et aux commandes de la politique économique sous la dictature d’Augusto Pinochet (1973-1990). Dans le contexte d’un régime autoritaire qui réprime toutes formes d’opposition, sociale, syndicale et politique (plus de 3 000 morts et disparus), ils imposent des réformes structurelles qui font du Chili le « laboratoire » de l’ultralibéralisme : coupes dans les dépenses sociales, privatisations massives (santé, éducation, retraites, transports, eau), baisse drastique des droits de douane, réduction spectaculaire du rôle de l’État. Si les performances économiques du Chili sont souvent présentées comme un « miracle », la réussite de ce modèle est nuancée par la hausse du chômage
et l’explosion des inégalités. Les manifestations révèlent ainsi la crise profonde d’un pays dual, où l’indice de Gini atteint 46,6 sur 100 en 2017, où le revenu des 10 % les plus riches est 26 fois plus élevé que celui des 10 % les plus pauvres, où 1 % des plus riches accumulent près du tiers du PIB. En dépit de cotisations élevées, les retraités touchent des pensions dérisoires : 136 euros pour les plus basses, dans un pays où le salaire minimum est inférieur à 400 euros. Les études supérieures ne sont possibles qu’à un coût prohibitif, avec des mensualités dépassant 300 euros. Les trois quarts de la population sont contraints de s’endetter pour étudier ou se soigner.
UN NOUVEAU PACTE SOCIAL ?
Pourtant porteuse d’un ambitieux projet de lutte contre les inégalités sociales, Michelle Bachelet n’a pas pu répondre aux attentes sociales fortes qu’avaient incarné les manifestations étudiantes de 2011, en dépit de réussites significatives comme la dépénalisation de l’avortement en 2017. Appuyée par une majorité hétérogène, entravée par le ralentissement économique à partir de 2015 et minée par des scandales de corruption, elle a échoué à mettre en place la gratuité de l’éducation et à réduire la pauvreté. Faisant campagne sur le thème d’une « deuxième transition », le milliardaire conservateur Sebastián Piñera, déjà président entre 2010 et 2014, a profité de cette déception et a remporté la présidentielle de 2018, un virage à droite également opéré chez les voisins, avec des chefs d’État conservateurs au Brésil (Jair Bolsonaro élu en 2018), au Pérou (Martín Vizcarra en 2018) et en Uruguay (Luis Alberto Lacalle Pou en 2019). Face à l’ampleur du mouvement populaire, le gouvernement a d’abord réagi par des mesures répressives, faisant intervenir l’armée pour la première fois depuis la fin de la dictature de Pinochet. Entre émeutes, incendies et violences, les manifestations ont causé une vingtaine de morts, cristallisant la défiance envers un gouvernement dirigé par l’une des plus grandes fortunes chiliennes et comptant des personnalités issues du monde des affaires. Après de nombreux débordements et à l’issue d’une manifestation historique ayant rassemblé plus d’un million de personnes dans les rues de Santiago autour de la Plaza Italia le 8 novembre 2019, le président multiplie les gestes d’apaisement, accédant à l’une des principales revendications des manifestants en acceptant de réviser la Constitution héritée de la dictature, en levant l’état d’urgence et le couvre-feu, et en annonçant un remaniement ministériel. Il a même indiqué envisager une réforme du système des retraites en créant un fonds public de solidarité, financé par des cotisations patronales et non par les travailleurs. Pourtant, la situation ne s’apaisera qu’avec la conclusion d’un nouveau pacte social, un défi de taille.