De 2011 à 2019 : les États arabes en révolutions
L’année 2019 s’est achevée avec deux constats. D’abord, au Liban, en Irak ou en Algérie, des manifestations d’ampleur ont éclaté près de dix ans après les « printemps arabes ». Ensuite, les indicateurs économiques du Maghreb et du Machrek ne sont pas de bon augure. Les peuples se réveillent à nouveau et appellent à changer de modèles politiques marqués par la corruption et l’autoritarisme.
Les slogans « Bouteflika, Bensalah, Saïd… Dégage ! » en Algérie, « Bagdad libre, les corrompus dehors ! » en Irak ou « Le peuple veut la chute du régime » au Liban rappellent les « printemps arabes ». Depuis 2011, des régimes sont tombés, laissant place au chaos comme en Libye, d’autres se sont maintenus et renforcés comme en Égypte. D’autres encore poursuivent leur processus démocratique comme en Tunisie. Néanmoins, les économies des pays du Maghreb et du Machrek ont connu peu d’évolution, et leur développement est bloqué. Comment en sont-ils arrivés là ? Comment expliquer les contestations actuelles ?
BLOCAGES ÉCONOMIQUES, CHÔMAGE, INÉGALITÉS
Bien que chaque pays soit caractérisé par une spécificité propre, les manifestants en Algérie, au Liban ou en Irak appellent tous à la fin d’un système économique et politique arrivé à bout de souffle. Tous dénoncent chômage et corruption et aspirent au renouveau. Aucun ne fait plus confiance aux institutions. Les revendications et les expressions « révolution du sourire » ou « révolution WhatsApp » ressemblent à celles des « printemps arabes ». Il apparaît donc de plus en plus clairement que les processus révolutionnaires entamés en 2011 doivent se lire sur le temps long (1). Tant que les fragilités et les blocages économiques ne seront pas résolus, les pays de la zone du Maghreb et du Machrek continueront d’être secoués par la démission des gouvernements ou la répression de ceux qui se maintiennent en place. Si les peuples se réveillent ainsi de façon récurrente, peut-être faudra-t-il envisager l’émergence d’un nouveau siècle éclairé. Les manifestations de 2019 montrent la situation d’États au bord de l’effondrement.
Le chômage dans la zone est élevé : 10% en moyenne en 2019, soit le double du taux mondial, selon l’ONU (2). Il touche particulièrement la jeunesse (25%). Ces moyennes ne reflètent néanmoins pas les écarts entre les pays : dans les Territoires palestiniens (27%), il représente environ le double de celui de la Tunisie ou de la Jordanie. De plus, l’activité se concentre sur certaines parties des territoires, engendrant des inégalités entre les régions géographiques. Les capitales et leur agglomération continuent d’accaparer un fort dynamisme économique au détriment des régions plus centrales ou éloignées des côtes de la Méditerranée. À l’exception de l’Irak et de Bahreïn, l’indice de développement humain (IDH) a baissé dans tous les pays de la zone entre 2010 et 2017. Les systèmes éducatifs ne permettent pas aux sociétés de faire face à la complexité des enjeux. Parce qu’elle est fondée sur des indicateurs quantitatifs, l’éducation est décrite comme faible. Mais cette critique ne doit pas masquer la construction de systèmes parvenant à inclure la majorité de la population. Des politiques ont été mises en place pour étendre l’éducation dans les régions rurales, comme au Maroc. En 2018, le taux d’alphabétisation des jeunes (1524 ans) atteint près de 90 % pour la zone, selon la Banque mondiale. L’inscription dans le supérieur est de 42%. Le nombre de femmes poursuivant des études dépasse celui des hommes dans nombre de pays. Néanmoins, cet élément ne dit rien de leur inclusion dans l’activité économique. Quant à la santé, les gouvernements ont réalisé des avancées importantes ces dernières décennies, mais des régions entières, notamment rurales, restent marginalisées.
CORRUPTION ET FAIBLE PARTICIPATION POLITIQUE
La précarité de l’équilibre économique du Moyen-Orient peut s’expliquer par deux facteurs majeurs. D’une part, une économie de la concurrence n’a pas émergé des réformes de libéralisation mises en place dans les années 1970. Dans la majorité des pays, le secteur public totalise plus de 50% de la main-d’oeuvre (près de 70 % en Arabie saoudite en 2015, par exemple). Par conséquent, le secteur privé peine à se développer, la jeunesse ne parvient pas à accéder au marché de l’emploi et la corruption ou le népotisme bloquent l’évolution économique. La foi envers les institutions est rompue, comme l’indiquent le bas taux de participation électorale, en majorité inférieur à 50%, ou la faible confiance dans les partis politiques (18 %). Par ailleurs, les États continuent de s’appuyer sur les revenus procurés par les ressources énergétiques. Ils cherchent à s’assurer une paix tant sociale que politique. Les subventions étatiques sont utilisées pour stimuler l’activité économique. Mais elles engendrent une
captation de la richesse par une partie de la population aux dépens de l’autre, démographiquement majoritaire. Ce modèle rentier entre en crise autant dans les pays aux ressources énergétiques abondantes (Arabie saoudite, Irak) que dans ceux où elles sont moins importantes (Égypte, Algérie). À cela s’ajoutent les effets dévastateurs sur l’économie des conflits de la zone (guerres en Syrie et au Yémen, lutte pour le pouvoir en Libye) : en 2018, 155 millions de personnes vivent dans un pays de la région détruit par les armes, devant affronter les maladies, le manque de soins et d’aliments, l’exode… D’ici à 2030, 40 % de la population de la zone sera touchée par les crises si la situation actuelle perdure.
LIBAN : AU-DELÀ DES CONFESSIONS
Les manifestations déclenchées au Liban en octobre 2019 attirent l’attention. La situation irakienne, bien qu’elle soit extrêmement violente et inquiétante pour l’avenir du pays et de ses voisins, renvoie à des dynamiques conflictuelles anciennes entérinées par la Constitution de 2003. Les marches du vendredi en Algérie ont abouti à la démission du président Abdelaziz Bouteflika en avril 2019. Mais la prudence reste de rigueur, et les arrestations se poursuivent. Toutefois, la démission du Premier ministre libanais, Saad Hariri, le 29 octobre 2019, marque un tournant dans l’histoire du « Pays des Cèdres », trente ans après la fin de la guerre civile (1975-1990). Les manifestations ne sont pas liées aux problématiques confessionnelles, pourtant importantes. Les revendications exprimées les dépassent. Les Libanais appellent d’abord à la fin d’un système économique et à un renouveau en profondeur. Le mouvement de contestation intervient dans un contexte de crise grave : en 2019, la croissance devrait être négative (- 0,2 %), selon les prévisions de la Banque mondiale. L’inflation s’établirait à 1,6 %, contre 6,1 % en 2018. La dette se situerait à 150,8 % du PIB et devrait continuer d’augmenter d’ici à 2021. Les chiffres exacts du chômage sont difficiles à obtenir. Néanmoins, celui des jeunes (1524 ans) est estimé à 17 %. Le 6 novembre 2019, la Banque mondiale a manifesté son inquiétude de voir empirer la situation économique. Tous les indicateurs sont dans le rouge. Que les revendications soient faites au nom de l’économie et non des confessions est un indice de la particularité historique du mouvement. Elles rappellent les défis liés à la corruption, au chômage ou à l’absence d’opportunité économique pour la jeunesse que le pays aura à relever à long terme. Tou- tefois, elles ne permettront sans doute pas au Liban de trouver une stabilité en raison du poids des divisions internes et des influences extérieures.
NOTES
(1) Myriam Benraad, « Contestations arabes : une insatiable quête de dignité », in Moyen-Orient, no 45, janvier-mars 2020, p. 64-69. (2) Adel Abdellatif, Paola Pagliani et Ellen Hsu, Arab Human Development Report. Research Paper. Leaving No One Behind. Towards Inclusive Citizenchip in Arab Countries, UNDP, 2019.