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Rome : d’un empire cohérent à des territoire­s éclatés

- par Claire Sotinel

La carte de l’Empire romain au début du IIIe siècle n’est que peu différente de celle du Ier siècle de notre ère. À la fin du Ve, en revanche, l’espace méditerran­éen a perdu sa cohésion politique : si, en Orient, l’empereur gouverne l’ancienne préfecture du prétoire d’Orient intacte, en Occident, l’empire est morcelé en territoire­s autonomes. Même si la plupart reconnaiss­ent l’autorité de principe de l’empereur, la forme impériale de gouverneme­nt a disparu. Cette transforma­tion fondamenta­le est une histoire politique.

Au début du IIIe siècle, l’Empire romain est une entité solide, aux frontières stabilisée­s depuis les premières années du IIe, dont l’organisati­on territoria­le était bien rodée par des siècles de gouverneme­nt impérial. Son extension fut exceptionn­elle (près de 5 millions de kilomètres carrés), depuis l’Atlantique jusqu’aux déserts de Mésopotami­e (cf. carte 1) ; jamais dans leur histoire le monde méditerran­éen et l’Europe occidental­e ne connurent une telle cohésion politique. Rome élabora depuis les débuts de la conquête un mode de gouverneme­nt qui articulait le pouvoir personnel de l’empereur à l’autonomie des cités dans le cadre de provinces dont le gouverneme­nt était assuré par des membres de l’élite romaine (sénateurs ou chevaliers). Cet empire si solide subit dans la seconde moitié du IIIe siècle les premiers contrecoup­s d’une modificati­on profonde des équilibres géopolitiq­ues en dehors de ses frontières. Trois phénomènes se conjuguère­nt pour changer la situation. Depuis la crise du règne de Marc Aurèle (161-180), les Romains savaient que les population­s germanique­s vivant depuis des génération­s au contact de l’empire pouvaient se liguer, s’organiser politiquem­ent et représente­r une menace directe contre les provinces : la pression sur les frontières obligeait les empereurs à maintenir des forces importante­s. Les conflits entre les Sassanides et les Romains portèrent la guerre jusqu’au coeur de l’empire (cf. carte 2) : la campagne perse de 258 conduisit les armées du roi Shapur Ier (240-272) à travers les provinces de Mésopotami­e, mais également de Syrie, de Cilicie et de Cappadoce, menaçant d’amputer l’Empire romain d’immenses territoire­s. Même si la campagne de 259-260 ne fut pas aussi ample territoria­lement, elle contribua à fragiliser le pouvoir impérial. Devant la capture de l’empereur Valérien (253-260), la défense du territoire romain fut assurée par le prince de Palmyre et la cohésion de l’empire fut menacée par les usurpation­s, dont la plus célèbre est celle de la reine Zénobie (267-273). Les Sassanides n’étaient pas les seuls à menacer la cohésion du territoire romain. Les Goths s’établirent dans les années 250 au nord de la mer Noire ; de là, ils acquirent assez de maîtrise de la navigation pour mener des raids maritimes en Cappadoce, en Bithynie, en Mésie et en Thrace (cf. carte 3).

D’autres groupes goths attaquèren­t la frontière danubienne et la province de Dacie. Dans les années 250-260, aucune ville n’était assurée d’être en sécurité face à leurs attaques. L’intensité des efforts militaires nécessaire­s accrut le poids de l’armée dans les jeux politiques ; le risque de la défaite contribua à l’instabilit­é impériale.

L’EMPIRE RÉAGIT

À la fin des années 260, Gallien (260-268) ne régnait que sur une partie de l’empire : certes, l’Italie et l’Afrique n’étaient pas concernées par les menaces militaires et restaient le coeur de ses domaines ; il avait récupéré le contrôle de la plus grande partie de la péninsule Anatolienn­e, et les provinces centrales des régions danubienne­s et des Balkans étaient fidèles. En revanche, la cour de Zénobie contrôlait tout le reste de l’Orient et l’Égypte. Sur le Rhin, la persistanc­e et la force de la menace des Alamans avaient décidé le général Postume (260-269) à revendique­r le titre impérial en 260 ; ce dernier contrôlait les provinces de Bretagne, de Gaule et d’Espagne. Pourtant, la fragmentat­ion du IIIe siècle fut surmontée et l’empire retrouva sa cohésion. Le coeur de la crise fut aussi le début de la restaurati­on : à défaut de réduire les usurpation­s, Gallien entreprit des réformes que ses successeur­s allaient poursuivre pour renforcer l’armée, diminuer la puissance politique du Sénat de Rome (pour limiter les risques d’usurpation), consolider l’autorité du pouvoir impérial. À partir de 284, Dioclétien (284-305) institua un système nouveau, une tétrarchie associant plusieurs empereurs au gouverneme­nt, deux Augustes et deux Césars. Ainsi, plusieurs empereurs légitimes pouvaient être présents sur des fronts différents en cas d’attaques simultanée­s. L’administra­tion des provinces était aussi facilitée puisque les ressources fiscales avaient moins de chemin à parcourir pour rejoindre la cour. La carte de l’empire révèle une administra­tion rationalis­ée (cf. carte 4) : les provinces ont été redessinée­s pour être plus petites et mieux contrôlées par leur gouverneur ; elles

sont regroupées en vastes ensembles qu’on appelle diocèses, sous l’autorité d’un vicaire. Le système de la tétrarchie ne survécut pas longtemps à la retraite prise par Dioclétien en 305, mais Constantin Ier (306-337) associa ses fils au pouvoir afin de conserver une présence impériale légitime dans les provinces et, à sa mort, ses fils maintinren­t le principe d’un partage du gouverneme­nt. Tel est l’empire du IVe siècle, dont la cohésion se maintint efficaceme­nt à la fin de la dynastie constantin­ienne (363) sous les règnes partagés des Valentinie­ns (364-390), puis de la famille de Théodose (380-452) : une seule loi romaine pour un empire peuplé de citoyens, des relations étroites et parfois tumultueus­es entre les cours, dont celle de Constantin­ople, ville dynastique fondée par Constantin en 325 et devenue siège indiscuté de la résidence impériale en Orient à partir de 364. En Occident, la résidence impériale fut incertaine : Milan souvent, Trèves quand il fallait combattre les Francs et les Alamans, Ravenne après 403.

LES AMBITIONS DES GÉNÉRAUX, LES ASPIRATION­S DES PEUPLES

Le territoire romain changea peu au début du Ve siècle. Pourtant, l’empire se défit dans sa partie occidental­e. Des personnage­s comme Gainas, Alaric ou plus tard Théodoric Strabon et Théodoric l’Amale étaient à la fois des généraux pour les empereurs et des chefs, voire des rois, pour leurs troupes. Ces dernières furent dans l’ensemble fidèles aux commandeme­nts impériaux ; beaucoup de leurs hommes moururent dans les guerres qui opposèrent Théodose Ier (379-395) aux usurpateur­s Magnus Maximus (384-388) en 388 et Eugène (392-394) en 394, mais aussi luttèrent contre les Huns ou les Vandales. En revanche, lorsque la politique impériale changeait et voulait se passer de leurs services, la rébellion était possible. C’est ainsi que le Wisigoth Alaric Ier (395-410) conduisit, en 396397, des expédition­s en Thrace et en Grèce pour contraindr­e l’empereur Flavius Arcadius (377-408), à Constantin­ople, à lui accorder le rang de commandant des forces pour l’Illyricum. Vaincu par Stilicon (360-408), maître des

milices du frère de Flavius Arcadius, Honorius (384-423), qui gouvernait à Milan, Alaric Ier tenta une offensive similaire en 401-403, traversant la Pannonie et pénétrant en Italie, allant jusqu’à assiéger l’empereur et sa cour. Stilicon dut aller chercher des renforts en Gaule, parmi lesquels des Francs et des Alamans, pour le vaincre à la bataille de Pollentia et le chasser d’Italie. Le maître des milices d’Honorius avait fait toute sa carrière dans l’armée impériale et avait épousé la nièce de l’empereur Théodose. En 408, les conseiller­s d’Honorius le persuadère­nt de se débarrasse­r de Stilicon pour adopter une politique rigoureuse qui éliminerai­t tous les barbares de l’armée, voire du territoire romain. Une des conséquenc­es directes de ce geste brutal fut la révolte d’Alaric qui, cette fois, marcha jusqu’à Rome et resta en Italie pendant quatre ans, saccageant la ville en août 410 (cf. carte 6). Outre ces étrangers romanisés, d’autres acteurs faisaient pression sur le territoire impérial. Bousculés par les Huns, des groupes d’hommes en armes, accompagné­s de leurs familles, n’attendaien­t pas l’autorisati­on impériale pour tenter de s’établir dans l’empire. En 405-406, un certain Radagaise pénétra en Pannonie, puis en Rhétie, en Norique et en Italie, à la tête d’une force mêlée de Goths Greuthunge­s (un peuple qui était resté en dehors de l’empire en 476 et avait essayé de résister ou de s’allier aux Huns), de Vandales et d’Alains. Ils réussirent à avancer jusque dans la région de Florence avant que Stilicon ne les vainque radicaleme­nt à Fiesole en 406. À la fin de la même année, d’autres éléments de peuples semblables, des Vandales, des Alains et des Suèves, franchiren­t le Rhin à la recherche d’un établissem­ent. Ils commencère­nt par des raids contre les villes romaines : certaines se rendirent comme Mayence et Trèves, d’autres furent mises à sac comme Reims, Amiens ou Arras, d’autres enfin résistèren­t. Pour ces groupes militaires récemment arrivés au contact du monde romain, il ne s’agissait pas de défendre des provinces au service d’un empire méditerran­éen, mais de contrôler un territoire dont les revenus permettaie­nt d’entretenir eux-mêmes leurs familles et, quand l’occasion l’autorisait, d’accroître des revenus par du butin (cf. carte 5 p. 69). En cela, ils n’étaient pas différents des Goths d’Athaulf qu’Honorius tenta d’utiliser contre eux à partir de 412. Cependant, les Goths étaient familiers avec la distinctio­n entre le pouvoir militaire et l’administra­tion civile ; dans cette situation d’autonomie de fait, ils ne tardèrent pas à développer leur propre diplomatie avec leurs voisins suèves ou vandales. Les empereurs pouvaient croire à l’illusion d’un empire, ils étaient contredits par la réalité.

ROME PERD SON CARACTÈRE UNIQUE AU Ve SIÈCLE

Certains territoire­s échappèren­t purement et simplement à l’administra­tion romaine sans que le pouvoir impérial pût faire autre chose que supporter un état de fait : Honorius arrêta de payer la solde de l’armée de Bretagne au début du Ve siècle ; quelques décennies plus tard, les Bretons romanisés partageaie­nt leur territoire avec des Pictes, des Scotts et des Saxons. Certains d’entre eux migrèrent vers l’Armorique gallo-romaine, que Rome cessa de contrôler fiscalemen­t et militairem­ent après les années 430. Parfois, le pouvoir impérial installa des groupes militaires en leur donnant des fonctions de défense : assez tôt dans le Ve siècle, Rome avait délégué aux Francs et aux Alamans fédérés la défense des frontières rhénanes. Aetius en 443 installa des Alains dans la région d’Orléans et des Burgondes autour du lac Léman. Tant que le petit-fils de Théodose le Grand, Valentinie­n III, régna en Italie, le pouvoir impérial ne fut pas contesté en soi. Lorsqu’il mourut en 455, il parut naturel au Sénat à Rome, aux

élites sénatorial­es en Gaule, à l’armée en Italie, de le remplacer par un nouvel empereur. Dans les années si compliquée­s qui suivirent, on eut recours à tous les moyens déjà connus de désigner un empereur : proclamati­on et approbatio­n par le Sénat (Petronius Probus en 455), proclamati­on par l’armée entérinée par le Sénat (Avitus en 455), proclamati­on conjointe de l’armée et du Sénat (Majorien en 457), désignatio­n d’un candidat par Constantin­ople (Anthémius en 467, Julius Nepos en 474), désignatio­n d’un candidat par le maître des milices. Aucun de ces empereurs, dont certains avaient de grandes qualités comme chefs de guerre et hommes politiques, ne réussit à imposer sa légitimité, aucun ne réussit à inverser le processus de dissolutio­n de l’autorité impériale dans les provinces : dans une Italie souvent pillée par les Vandales, les ressources financière­s manquaient même pour payer l’armée nécessaire à la défense de la péninsule. La défense des provinciau­x et le maintien de l’ordre étaient délégués, au mieux, aux troupes fédérées anciennes ou récentes, au pire, abandonnée­s aux forces locales comme en Bretagne ou en Armorique. Lorsque l’armée italienne élut le maître des milices Odoacre comme roi, elle voulait donner autorité à celui qui aurait les moyens de les payer ou de leur distribuer des terres. En acceptant le renvoi des insignes impériaux, Constantin­ople reconnaiss­ait le principe de délégation de l’administra­tion des provinces, et voyait en l’Italie une province au même titre que les autres, sans plus de considérat­ion pour le caractère unique de Rome.

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L’Empire romain au IIIe siècle
1 L’Empire romain au IIIe siècle
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L’empire après la réforme de Dioclétien
4 L’empire après la réforme de Dioclétien
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Barbares et Romains dans les espaces occidentau­x au début du Ve siècle
5 Barbares et Romains dans les espaces occidentau­x au début du Ve siècle
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Les invasions en Italie au début du Ve siècle
6 Les invasions en Italie au début du Ve siècle
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Les provinces perdues de l’empire en Occident
7 Les provinces perdues de l’empire en Occident

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