Rome : d’un empire cohérent à des territoires éclatés
La carte de l’Empire romain au début du IIIe siècle n’est que peu différente de celle du Ier siècle de notre ère. À la fin du Ve, en revanche, l’espace méditerranéen a perdu sa cohésion politique : si, en Orient, l’empereur gouverne l’ancienne préfecture du prétoire d’Orient intacte, en Occident, l’empire est morcelé en territoires autonomes. Même si la plupart reconnaissent l’autorité de principe de l’empereur, la forme impériale de gouvernement a disparu. Cette transformation fondamentale est une histoire politique.
Au début du IIIe siècle, l’Empire romain est une entité solide, aux frontières stabilisées depuis les premières années du IIe, dont l’organisation territoriale était bien rodée par des siècles de gouvernement impérial. Son extension fut exceptionnelle (près de 5 millions de kilomètres carrés), depuis l’Atlantique jusqu’aux déserts de Mésopotamie (cf. carte 1) ; jamais dans leur histoire le monde méditerranéen et l’Europe occidentale ne connurent une telle cohésion politique. Rome élabora depuis les débuts de la conquête un mode de gouvernement qui articulait le pouvoir personnel de l’empereur à l’autonomie des cités dans le cadre de provinces dont le gouvernement était assuré par des membres de l’élite romaine (sénateurs ou chevaliers). Cet empire si solide subit dans la seconde moitié du IIIe siècle les premiers contrecoups d’une modification profonde des équilibres géopolitiques en dehors de ses frontières. Trois phénomènes se conjuguèrent pour changer la situation. Depuis la crise du règne de Marc Aurèle (161-180), les Romains savaient que les populations germaniques vivant depuis des générations au contact de l’empire pouvaient se liguer, s’organiser politiquement et représenter une menace directe contre les provinces : la pression sur les frontières obligeait les empereurs à maintenir des forces importantes. Les conflits entre les Sassanides et les Romains portèrent la guerre jusqu’au coeur de l’empire (cf. carte 2) : la campagne perse de 258 conduisit les armées du roi Shapur Ier (240-272) à travers les provinces de Mésopotamie, mais également de Syrie, de Cilicie et de Cappadoce, menaçant d’amputer l’Empire romain d’immenses territoires. Même si la campagne de 259-260 ne fut pas aussi ample territorialement, elle contribua à fragiliser le pouvoir impérial. Devant la capture de l’empereur Valérien (253-260), la défense du territoire romain fut assurée par le prince de Palmyre et la cohésion de l’empire fut menacée par les usurpations, dont la plus célèbre est celle de la reine Zénobie (267-273). Les Sassanides n’étaient pas les seuls à menacer la cohésion du territoire romain. Les Goths s’établirent dans les années 250 au nord de la mer Noire ; de là, ils acquirent assez de maîtrise de la navigation pour mener des raids maritimes en Cappadoce, en Bithynie, en Mésie et en Thrace (cf. carte 3).
D’autres groupes goths attaquèrent la frontière danubienne et la province de Dacie. Dans les années 250-260, aucune ville n’était assurée d’être en sécurité face à leurs attaques. L’intensité des efforts militaires nécessaires accrut le poids de l’armée dans les jeux politiques ; le risque de la défaite contribua à l’instabilité impériale.
L’EMPIRE RÉAGIT
À la fin des années 260, Gallien (260-268) ne régnait que sur une partie de l’empire : certes, l’Italie et l’Afrique n’étaient pas concernées par les menaces militaires et restaient le coeur de ses domaines ; il avait récupéré le contrôle de la plus grande partie de la péninsule Anatolienne, et les provinces centrales des régions danubiennes et des Balkans étaient fidèles. En revanche, la cour de Zénobie contrôlait tout le reste de l’Orient et l’Égypte. Sur le Rhin, la persistance et la force de la menace des Alamans avaient décidé le général Postume (260-269) à revendiquer le titre impérial en 260 ; ce dernier contrôlait les provinces de Bretagne, de Gaule et d’Espagne. Pourtant, la fragmentation du IIIe siècle fut surmontée et l’empire retrouva sa cohésion. Le coeur de la crise fut aussi le début de la restauration : à défaut de réduire les usurpations, Gallien entreprit des réformes que ses successeurs allaient poursuivre pour renforcer l’armée, diminuer la puissance politique du Sénat de Rome (pour limiter les risques d’usurpation), consolider l’autorité du pouvoir impérial. À partir de 284, Dioclétien (284-305) institua un système nouveau, une tétrarchie associant plusieurs empereurs au gouvernement, deux Augustes et deux Césars. Ainsi, plusieurs empereurs légitimes pouvaient être présents sur des fronts différents en cas d’attaques simultanées. L’administration des provinces était aussi facilitée puisque les ressources fiscales avaient moins de chemin à parcourir pour rejoindre la cour. La carte de l’empire révèle une administration rationalisée (cf. carte 4) : les provinces ont été redessinées pour être plus petites et mieux contrôlées par leur gouverneur ; elles
sont regroupées en vastes ensembles qu’on appelle diocèses, sous l’autorité d’un vicaire. Le système de la tétrarchie ne survécut pas longtemps à la retraite prise par Dioclétien en 305, mais Constantin Ier (306-337) associa ses fils au pouvoir afin de conserver une présence impériale légitime dans les provinces et, à sa mort, ses fils maintinrent le principe d’un partage du gouvernement. Tel est l’empire du IVe siècle, dont la cohésion se maintint efficacement à la fin de la dynastie constantinienne (363) sous les règnes partagés des Valentiniens (364-390), puis de la famille de Théodose (380-452) : une seule loi romaine pour un empire peuplé de citoyens, des relations étroites et parfois tumultueuses entre les cours, dont celle de Constantinople, ville dynastique fondée par Constantin en 325 et devenue siège indiscuté de la résidence impériale en Orient à partir de 364. En Occident, la résidence impériale fut incertaine : Milan souvent, Trèves quand il fallait combattre les Francs et les Alamans, Ravenne après 403.
LES AMBITIONS DES GÉNÉRAUX, LES ASPIRATIONS DES PEUPLES
Le territoire romain changea peu au début du Ve siècle. Pourtant, l’empire se défit dans sa partie occidentale. Des personnages comme Gainas, Alaric ou plus tard Théodoric Strabon et Théodoric l’Amale étaient à la fois des généraux pour les empereurs et des chefs, voire des rois, pour leurs troupes. Ces dernières furent dans l’ensemble fidèles aux commandements impériaux ; beaucoup de leurs hommes moururent dans les guerres qui opposèrent Théodose Ier (379-395) aux usurpateurs Magnus Maximus (384-388) en 388 et Eugène (392-394) en 394, mais aussi luttèrent contre les Huns ou les Vandales. En revanche, lorsque la politique impériale changeait et voulait se passer de leurs services, la rébellion était possible. C’est ainsi que le Wisigoth Alaric Ier (395-410) conduisit, en 396397, des expéditions en Thrace et en Grèce pour contraindre l’empereur Flavius Arcadius (377-408), à Constantinople, à lui accorder le rang de commandant des forces pour l’Illyricum. Vaincu par Stilicon (360-408), maître des
milices du frère de Flavius Arcadius, Honorius (384-423), qui gouvernait à Milan, Alaric Ier tenta une offensive similaire en 401-403, traversant la Pannonie et pénétrant en Italie, allant jusqu’à assiéger l’empereur et sa cour. Stilicon dut aller chercher des renforts en Gaule, parmi lesquels des Francs et des Alamans, pour le vaincre à la bataille de Pollentia et le chasser d’Italie. Le maître des milices d’Honorius avait fait toute sa carrière dans l’armée impériale et avait épousé la nièce de l’empereur Théodose. En 408, les conseillers d’Honorius le persuadèrent de se débarrasser de Stilicon pour adopter une politique rigoureuse qui éliminerait tous les barbares de l’armée, voire du territoire romain. Une des conséquences directes de ce geste brutal fut la révolte d’Alaric qui, cette fois, marcha jusqu’à Rome et resta en Italie pendant quatre ans, saccageant la ville en août 410 (cf. carte 6). Outre ces étrangers romanisés, d’autres acteurs faisaient pression sur le territoire impérial. Bousculés par les Huns, des groupes d’hommes en armes, accompagnés de leurs familles, n’attendaient pas l’autorisation impériale pour tenter de s’établir dans l’empire. En 405-406, un certain Radagaise pénétra en Pannonie, puis en Rhétie, en Norique et en Italie, à la tête d’une force mêlée de Goths Greuthunges (un peuple qui était resté en dehors de l’empire en 476 et avait essayé de résister ou de s’allier aux Huns), de Vandales et d’Alains. Ils réussirent à avancer jusque dans la région de Florence avant que Stilicon ne les vainque radicalement à Fiesole en 406. À la fin de la même année, d’autres éléments de peuples semblables, des Vandales, des Alains et des Suèves, franchirent le Rhin à la recherche d’un établissement. Ils commencèrent par des raids contre les villes romaines : certaines se rendirent comme Mayence et Trèves, d’autres furent mises à sac comme Reims, Amiens ou Arras, d’autres enfin résistèrent. Pour ces groupes militaires récemment arrivés au contact du monde romain, il ne s’agissait pas de défendre des provinces au service d’un empire méditerranéen, mais de contrôler un territoire dont les revenus permettaient d’entretenir eux-mêmes leurs familles et, quand l’occasion l’autorisait, d’accroître des revenus par du butin (cf. carte 5 p. 69). En cela, ils n’étaient pas différents des Goths d’Athaulf qu’Honorius tenta d’utiliser contre eux à partir de 412. Cependant, les Goths étaient familiers avec la distinction entre le pouvoir militaire et l’administration civile ; dans cette situation d’autonomie de fait, ils ne tardèrent pas à développer leur propre diplomatie avec leurs voisins suèves ou vandales. Les empereurs pouvaient croire à l’illusion d’un empire, ils étaient contredits par la réalité.
ROME PERD SON CARACTÈRE UNIQUE AU Ve SIÈCLE
Certains territoires échappèrent purement et simplement à l’administration romaine sans que le pouvoir impérial pût faire autre chose que supporter un état de fait : Honorius arrêta de payer la solde de l’armée de Bretagne au début du Ve siècle ; quelques décennies plus tard, les Bretons romanisés partageaient leur territoire avec des Pictes, des Scotts et des Saxons. Certains d’entre eux migrèrent vers l’Armorique gallo-romaine, que Rome cessa de contrôler fiscalement et militairement après les années 430. Parfois, le pouvoir impérial installa des groupes militaires en leur donnant des fonctions de défense : assez tôt dans le Ve siècle, Rome avait délégué aux Francs et aux Alamans fédérés la défense des frontières rhénanes. Aetius en 443 installa des Alains dans la région d’Orléans et des Burgondes autour du lac Léman. Tant que le petit-fils de Théodose le Grand, Valentinien III, régna en Italie, le pouvoir impérial ne fut pas contesté en soi. Lorsqu’il mourut en 455, il parut naturel au Sénat à Rome, aux
élites sénatoriales en Gaule, à l’armée en Italie, de le remplacer par un nouvel empereur. Dans les années si compliquées qui suivirent, on eut recours à tous les moyens déjà connus de désigner un empereur : proclamation et approbation par le Sénat (Petronius Probus en 455), proclamation par l’armée entérinée par le Sénat (Avitus en 455), proclamation conjointe de l’armée et du Sénat (Majorien en 457), désignation d’un candidat par Constantinople (Anthémius en 467, Julius Nepos en 474), désignation d’un candidat par le maître des milices. Aucun de ces empereurs, dont certains avaient de grandes qualités comme chefs de guerre et hommes politiques, ne réussit à imposer sa légitimité, aucun ne réussit à inverser le processus de dissolution de l’autorité impériale dans les provinces : dans une Italie souvent pillée par les Vandales, les ressources financières manquaient même pour payer l’armée nécessaire à la défense de la péninsule. La défense des provinciaux et le maintien de l’ordre étaient délégués, au mieux, aux troupes fédérées anciennes ou récentes, au pire, abandonnées aux forces locales comme en Bretagne ou en Armorique. Lorsque l’armée italienne élut le maître des milices Odoacre comme roi, elle voulait donner autorité à celui qui aurait les moyens de les payer ou de leur distribuer des terres. En acceptant le renvoi des insignes impériaux, Constantinople reconnaissait le principe de délégation de l’administration des provinces, et voyait en l’Italie une province au même titre que les autres, sans plus de considération pour le caractère unique de Rome.