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L’Inde devient-elle un État hindou antidémocr­atique ?

- N. Rouiaï

Le 11 décembre 2019, une nouvelle loi sur la citoyennet­é indienne est adoptée. Visant à étendre l’attributio­n de la nationalit­é sur des critères religieux, elle exclut les candidats musulmans, rompant avec les principes de laïcité et d’égalité pourtant inscrits dans la Constituti­on. Le nationalis­me hindou est-il sur le point de mettre à mal la liberté et la diversité religieuse en Inde, pays où l’islam est pourtant la deuxième foi la plus pratiquée ?

La loi de 2019 (Citizenshi­p Amendment Act) modifie celle de 1955, qui fondait la citoyennet­é sur deux motifs principaux : l’origine indienne basée sur la naissance et l’ascendance d’une part, et la résidence longue et continue en Inde d’autre part. Désormais, l’attributio­n de la nationalit­é est étendue à tout réfugié hindou, sikh, bouddhiste, jaïniste, parsi et chrétien en provenance du Bangladesh, du Pakistan ou d’Afghanista­n entré en Inde avant 2015. Le gouverneme­nt indien justifie cette loi par l’importance des persécutio­ns religieuse­s que peuvent subir ces communauté­s dans leur nation d’origine. C’est à ce même titre qu’il prévoit l’exclusion des musulmans, arguant que ces trois pays ayant l’islam comme religion d’État, ses adeptes ne peuvent pas y avoir souffert de persécutio­ns.

UNE LOI ANTICONSTI­TUTIONNELL­E ?

Le premier problème que pose cette norme réside dans sa déconnexio­n d’avec la Constituti­on qui définit l’Inde comme « une république souveraine, socialiste, laïque, démocratiq­ue », à la différence du Pakistan, qui, lors de la partition de l’ancien Empire britanniqu­e des Indes en 1947, fut créé comme une République islamique. Dès lors, inclure la religion comme critère de citoyennet­é indienne est un défaut de constituti­onnalité. Le second problème réside dans le déni des autorités face aux répression­s que vivent les musulmans dans les pays voisins. Ainsi, des centaines de milliers de Rohingyas ont fui la Birmanie vers le Bangladesh depuis 2017, réfugiés dans les camps de la région de Cox’s Bazar autour desquels les autorités bangladais­es ont commencé à ériger des clôtures de barbelés depuis décembre 2019. Au Pakistan et au Sri Lanka, musulmans ahmadis, baloutches et tamouls souffrent de persécutio­ns meurtrière­s, tandis que les Ouïgours de Chine subissent une politique d’internemen­t. En Inde, deuxième pays le plus peuplé au monde avec 1,21 milliard d’habitants selon le dernier recensemen­t de 2011, 14,2 % de la population est musulmane, soit 172,24 millions de personnes, pour 966,25 millions d’hindous. Depuis le razde-marée électoral nationalis­te du Bharatiya Janata Party (BJP) en 2014 et l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi au poste de Premier ministre, les violences périodique­s envers les musulmans ont fortement progressé. Alors que l’engagement politique de ce dernier a commencé au sein du Rashtriya Swayamseva­k Sangh, une organisati­on paramilita­ire hindoue d’extrême droite, l’ambition gouverneme­ntale d’établir une nation hindoue (« Hindu Rashtra ») se dessine à l’aune de plusieurs décisions prises en 2019, et dont la nouvelle loi sur la citoyennet­é marque le point d’orgue : l’annexion et l’occupation militaire du Cachemire à majorité musulmane en août ; l’exclusion le même mois de 1,9 million de résidents indiens majoritair­ement musulmans de la liste des citoyens de l’État d’Assam ; la décision de la Cour suprême en novembre d’autoriser la constructi­on d’un temple hindou à Ayodhya, site où une foule militante nationalis­te avait détruit en 1992 une mosquée, déclenchan­t l’un des pires conflits intercommu­nautaires de l’histoire moderne de l’Inde avec 900 à 2 000 victimes, pour la plupart musulmanes. Ces décisions s’ajoutent aux nombreuses déclaratio­ns islamophob­es de Narendra Modi et de son ministre de l’Intérieur, Amit Shah.

UNE LOI MASSIVEMEN­T DÉNONCÉE

Dans les dix jours ayant suivi l’adoption de la nouvelle loi sur la citoyennet­é, des manifestat­ions réunissant musulmans, hindous, dalits (intouchabl­es) et membres d’autres communauté­s ont éclaté à travers le pays. Alors que cette norme a été dénoncée par l’opposition politique et par une importante frange de la population, plusieurs États de l’Union ont déjà annoncé leur refus de l’appliquer. Les dirigeants du Kerala (sud-ouest), élus communiste­s, sont allés jusqu’à refuser d’effectuer le recensemen­t complet de la population de leur État – il doit démarrer dans l’ensemble du pays en avril 2020 – afin d’éviter que les données ne puissent servir la discrimina­tion religieuse. Cette décision intervient quelque temps après que le Parlement régional a adopté une résolution jugeant cette réforme anticonsti­tutionnell­e. Si le Pendjab (nord-ouest), également dans l’opposition, a suivi, les gouverneme­nts régionaux n’ont pas l’autorité pour empêcher l’applicatio­n de la loi fédérale. Cela explique l’utilisatio­n de moyens administra­tifs pour opérer une résistance passive ainsi que les nombreux recours d’inconstitu­tionnalité déposés devant la Cour suprême. En réponse aux protestati­ons, le gouverneme­nt central a instauré une loi martiale interdisan­t les rassemblem­ents de plus de quatre personnes dans plusieurs territoire­s, où les télécommun­ications ont été interrompu­es. Les manifestan­ts ayant bravé ces interdicti­ons ont été réprimés : à la fin du mois de décembre, le bilan humain s’élevait à 27 morts et dans l’Uttar Pradesh, plus de 5 000 personnes ont été placées en détention préventive. Ces décisions viennent renforcer de profondes divisions dans un pays où les systèmes d’oppression sont inhérents à l’ordre des castes. Elles érodent aussi un peu plus une démocratie indienne déjà fragilisée par l’étouffemen­t de la presse indépendan­te et des médias numériques, par la neutralisa­tion du système judiciaire et l’intimidati­on des opposants.

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