Causette

Il court après les jeunesses passées

-

Son pantalon est en laine, son chandail aussi. Vert bouteille, si cette couleur existe encore. Tirant sur le kaki pour le pantalon. Son pas est mal assuré. Il s’est fait opérer dernièreme­nt de la hanche. Dès qu’une jeune femme le dépasse, il l’interpelle : « Ne marchez pas si vite, je n’arriverai jamais à vous rattraper. » Certaines accélèrent la cadence. D’autres s’écrient : « Espèce de vieux malade ! » Ce à quoi il répond : « Comment avez-vous deviné ? » Car il est effectivem­ent vieux et malade. D’autres enfin ralentisse­nt et se laissent rejoindre. « Avec vos pas si grands, vous laissez les vieux sur le carreau », leur dit-il. Et à la première qui s’excuse, il sourit : « Un jour, moi aussi j’ai marché vite, j’ai même couru après des bus. C’était une sensation de liberté absolue que de courir après un bus, celle de l’in extremis, comme aux portes de la mort… » Certaines de celles qui s’étaient excusées s’écrient : « Espèce de vieux malade ! » Car comment entendre cette confidence d’un inconnu : « Comme aux portes de la mort », même s’il est vieux et malade. Et elles le plantent là. À la première qui reste, il sourit de nouveau : « Quand la porte pneumatiqu­e se refermait d’un coup brusque dans mon dos et coinçait un pan de ma veste, j’avais la sensation d’être sauf et pour toujours. Mon poursuivan­t semé, resté comme un con sur le trottoir… » Il prend le bras de la jeune femme qui accepte l’étreinte, ils avancent ensemble. Elle demande : « Jusqu’où ? » Il répond : « Jusqu’à l’arrêt du bus, bien sûr. » Elle l’aide à s’asseoir sur le banc de l’Abribus. Les minutes passent et les bus aussi. Il ne monte dans aucun. Elle finit par s’impatiente­r, elle va être en retard au travail : « Vous êtes sûr que vous êtes au bon arrêt, sur la bonne ligne ? – Non, je n’en sais rien. J’attends d’apercevoir quelqu’un qui court comme moi jadis, comme vous tout à l’heure quand je vous ai apostrophé­e… Je vous ai dit que j’ai une hanche artificiel­le. Un jour, vous aussi vous en aurez une. » Un bus est arrivé. Au moment où ses portes se ferment, la jeune femme bondit et y grimpe. À travers la vitre, elle adresse un signe d’au revoir à l’espèce de vieux malade. En la regardant s’éloigner, il marmonne : « Tu as semé ton poursuivan­t, resté comme un con sur le trottoir… »

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France