Causette

Nadia Vadori-Gauthier : alors on danse

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Elle s’est laissée tomber avec grâce sur l’asphalte. Ses jambes s’ébrouent dans un collant bleu électrique, et elle tend la main vers un inconnu qui s’est laissé surprendre. L’homme au long manteau sombre hésite, sous le regard sévère de sa femme. Finalement, il saisit la main de la femme à terre et la relève avec un sourire. Elle se remet à danser. Elle invente de nouveaux gestes sans musique, improvise des pas devant les passants de la rue des Francs-Bourgeois, à Paris, jusqu’à ce qu’elle décide que c’est assez pour aujourd’hui. Elle revient vers l’appareil photo posé sur pied qui a tout enregistré et l’éteint. Pour la 671e fois en 671 jours, ce 14 novembre 2016, Nadia Vadori-Gauthier vient d’offrir une danse impromptue aux promeneurs de la rue et aux internaute­s qui la suivent sur les réseaux sociaux En reprenant son souffle, elle demande : « Tu as vu ? Il y a une jeune femme qui est passée devant moi et m’a dit : “Je connais votre travail, j’adore, continuez.” » De quoi combler sa journée.

pulsion de vie

Nadia Vadori-Gauthier danse une minute ( ou un peu plus) par jour depuis le 14 janvier 2015, une semaine après l’attentat contre Charlie Hebdo et quelques jours seulement après celui de l’Hyper Cacher. Elle improvise, dans des lieux publics, le plus souvent chargés de sens. Elle a dansé sous la pluie, dans la neige, dans l’aéroport de Dublin, sur les docks de Lisbonne, dans des cimetières, des bureaux, des hôpitaux, auprès de victimes d’inondation ou de réfugiés afghans, avec un jeune homme handicapé, au ministère de la Culture ou encore à l’exposition Barbie, pour signifier qu’elle n’est pas une « Barbie Girl, in a Barbie World » .

Nadia Vadori-Gauthier a vécu l’attentat contre l’hebdomadai­re satirique comme « une bascule de violence dans nos vies » : « Ça m’a pris le soir du 7 [ janvier]. Il y avait quelque chose à défendre, de l’ordre de nos libertés. C’était un réflexe d’action face au choc, une pulsion de vie avec les outils qui sont les miens. » Il s’agira donc de la danse. Née à Montréal de parents canadiens, mais rapidement débarquée à Paris, Nadia a commencé la danse classique à 5 ans, « une religion quand [elle était] petite ». Il faut dire que si le père était directeur commercial, la mère était danseuse dans les ballets nationaux folkloriqu­es du Canada. De retour à Montréal, Nadia passe une licence en arts interdisci­plinaires : théâtre, danse, vidéo, « et chorale gospel ». Puis revient à Paris, où elle pousse ses études jusqu’au doctorat en esthétique, sciences et technologi­es des arts. Depuis, elle a sa propre compagnie de danse et enseigne, entre autres, à l’université Paris-VIII, l’histoire et la pratique de la performanc­e dans les conservato­ires.

Comment, avec un tel CV, envisager autre chose que de danser et danser encore face à l’horreur ? Lorsqu’elle met en ligne sa première vidéo, elle écrit, presque dubitative : « Alors aujourd’hui 14 janvier 2015, je tente quelque chose : poster sur ce blog une minute de danse par jour, simplement, sans montage, avec les moyens du bord, dans les états dans lesquels je me trouverai, sans technique, ni vêtement ou maquillage particulie­r, rien d’autre que ce qui est là. On verra si ça dure, si je tiens le défi ou la route, si j’y arrive tout simplement... » Dans le film, on la voit, un bonnet sur la tête, gesticuler avec élégance dans une rue pavillonna­ire de Gentilly ( Val-de-Marne), où elle vit. Des scooters passent en trombe, la coupant un instant à l’image. Dans les gestes de Nadia, on reconnaît les bases de classique, mais on observe aussi la spontanéit­é de la danseuse contempora­ine, libérée des entraves académique­s. « Je ne prépare jamais mes chorégraph­ies », précise-t-elle. Pas plus qu’elle ne triche en se filmant deux fois le samedi pour se reposer le dimanche.

S’introduire DANS

LE QUOTIDI

EN

Pour Nadia, cet « acte de résistance poétique » n’a de sens que si les contrainte­s énormes de l’exercice sont respectées. « Il y a de la rigueur et beaucoup d’exigence dans ce projet, remarque son ami Roland Huesca, professeur d’art à l’université de Lorraine. Nadia s’inspire des performanc­es d’Anna Halprin et est complèteme­nt anachroniq­ue : dans une société de l’instantané­ité et du zapping, Nadia est originale, car elle crée une oeuvre du temps long. »

Le professeur faisait partie du jury de la thèse de Nadia Vadori-Gauthier il y a quelques années. Il se souvient des quelque mille pages qui avaient reçu les félicitati­ons du jury malgré un sujet périlleux : son propre travail de chorégraph­e et de danseuse. « Théoriser sa pratique, ça peut être très narcissiqu­e, mais Nadia n’est pas tombée dans cet écueil », sourit Roland Huesca. Au contraire, selon lui, la danseuse est « très tournée vers l’Autre » . « Ce qui m’intéresse là-dedans, c’est d’oeuvrer au décloisonn­ement, même temporaire », raconte Nadia. Alors bien sûr, il arrive que faire irruption dans le quotidien des anonymes ne soit pas une franche réussite. « Une fois, j’ai dansé dans un restaurant huppé, près d’un monsieur et

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