Causette

La terrasse

Les rois maudits

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J’ai beau rappeler à mon fils qu’en France, cela fait bien longtemps qu’on leur a coupé la tête aux rois et que tirer est une expression ambiguë, rien n’y fait, l’attrait de la compétitio­n, de la pâte d’amande et de la couronne l’emportent sur mes réticences. Nous nous retrouvons donc rituelleme­nt au mois de janvier, toute la famille recomposée, dans mon salon, autour d’une galette dorée, mon compagnon, sa fille pré-ado, mon fils cassepieds, ma belle-mère, mon frère, ma belle-soeur, le chat et moi.

Dès le coup d’envoi, mon fils engloutit sa part comme si sa vie en dépendait, ma belle-fille picore en farfouilla­nt dans les miettes de pâte feuilletée tout en lorgnant la couronne posée à côté du chat qui roupille. Ma belle-mère se débrouille comme elle peut avec les morceaux d’amandes coincés dans les siennes de couronnes, ma très jolie belle-soeur ne mange pas de gluten, mon frère s’occupe du cidre et je cours partout telle la fée du logis. Mon compagnon, lui, fait l’andouille en mâchonnant ostensible­ment ce que tout le monde imagine être la fève, fait semblant de l’avaler, s’étouffe en nous crachant un peu dessus, tout le monde rigole bien, même si le sketch en est à sa énième représenta­tion. Par contre cette année, c’est vrai, il a la fève.

Je me crispe instantané­ment sur ma chaise en avalant cul sec un verre de cidre, attendant la redoutable voix perçante de fiston chéri qui ne manque pas de dire : « Allez papa, choisis ta reine ! »

Nous voici donc, d’un coup de galette magique, nageant en pleins poncifs sur le tapis du salon. Nous, les belles, filles, mères, soeurs, suspendues au choix du roi, rejouant ainsi, pour de rire, mais quand même, des millénaire­s de suprématie masculine dont la devise est de diviser pour mieux régner.

Je m’imagine déjà en reine monstrueus­e, marâtre de ma Blanche Neige de belle-fille, à moins que ce ne soit elle qui intègre illico presto une peau d’âne en cas de choix incestueux. Une vision fugace de ma belle-mère et moi nous crêpant hargneusem­ent le chignon se mélange à celle de ma belle-soeur en séductrice maléfique engloutiss­ant le roi et son sceptre sous ses jupons affriolant­s. Le temps est suspendu et il me semble entendre des grognement­s moyenâgeux monter de nos ventres farcis à la frangipane, quand toi, toi mon tout mon roi, a un coup de génie : il choisit mon frère.

Tout le monde se bidonne allègremen­t et je ravale mon fantasme terrifiant de guerre « sororicide », résurgence de la petite fille biberonnée aux contes machistes et aux déboires de la famille royale d’Angleterre.

Le roi va chercher la couronne à côté du chat botté et la dépose sur le crâne de son élu avec force révérences ampoulées. Mon frère amusé enlace mon compagnon hilare pour se lancer dans ce qui pourrait ressembler à une valse. Fiston hurle hystérique de sa voix suraiguë : « Papa et tonton, ils sont pédés, papa et tonton, ils sont pédés ! »

Nous sommes donc obligés de faire une pause pédagogiqu­e pour lui expliquer que c’est une blague, mais que dans l’absolu on peut bien aimer et choisir qui l’on veut à partir du moment où l’autre est d’accord et qu’on ne dit pas « pédé », mais « amoureux », et que maintenant ce serait bien de se calmer sinon, ta soeur, tata, mamie et moi, on va déposer une motion de censure contre l’Épiphanie à l’assemblée familiale, et comme nous sommes fortes et unies contre tous les roitelets, l’année prochaine, c’est sûr, on ne tirera pas les rois, mais un trait sur cette tradition religieuse­ment mercantile qui n’engraisse pas que nos boulangers. Non, mais !

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