La rage de jouer
C’est une figure majeure du “off” d’Avignon. Pas un spectateur fidèle du célèbre festival de théâtre n’a pu échapper au phénomène. Cet été, Pierrette Dupoyet y était pour la trente-cinquième fois. À 67 ans, cette humaniste assoiffée de jeu a consacré sa vie au théâtre, qu’elle exporte dans le monde entier, les écoles et les prisons. Rencontre avec une comédienne d’utilité publique.
À 5 heures du matin, dans les rues d’Avignon, on trouve quelques punks à chien, des fêtards un peu éméchés, des éboueurs affairés. Et Pierrette Dupoyet. Au taquet. Ses longs cheveux presque jusqu’aux fesses, ses énormes bagues aux doigts et son petit chapeau rond posé au sommet de la tête, elle placarde les affiches de ses spectacles parmi les milliers d’autres qui recouvrent, pendant la durée du Festival, les murs de la ville. « J’en accroche vingt-cinq par jour, soit six cents en tout ! » se vante-t-elle, de sa voix tonitruante et enjouée. À 67 ans, Pierrette Dupoyet, cinquante ans de carrière, figure du métier, joue trois spectacles différents par jour pendant un mois. Personne d’autre qu’elle à Avignon ne réalise une telle performance. D’autant que chaque pièce se joue dans un théâtre différent de la ville. Entre chaque représentation, il faut ranger les décors, se démaquiller, courir à un autre endroit, changer de costume, réinstaller un autre décor… un marathon, une course folle. Qui enchante Pierrette. Cette année, elle a joué Dreyfus, l’Affaire ; George, prénommée Sand et Jacqueline Auriol, le ciel interrompu, sur l’incroyable histoire de la première femme pilote d’essai. Son public, fidèle, était au rendez-vous. Tellement au rendez-vous que la comédienne a fini par ajouter une quatrième séance à 22 heures pour que tout le monde puisse voir sa « George Sand ». « Pendant le festival, elle dort trois heures trente par nuit », témoigne son ami de toujours, Michel Dumolard. Le reste de l’année, c’est six heures max par nuit. « Si je pouvais, je ne dormirais pas du tout ! » lance Pierrette. Sa drogue : le tai-chi-chuan et l’aïkido. Et bien sûr, une foi, un amour du théâtre qui transcende tout. « C’est la passion de ma vie. Rien ne me fera jamais arrêter le théâtre. Je mourrai sur scène. »
« Toi, tu feras du théâtre »
Cela ferait sens, tant sa vie entière s’est jouée sur scène et réciproquement. Le coup de foudre a eu lieu à 12 ans. La prof de français emmène ses élèves au Théâtre des Célestins, à Lyon, ville natale de Pierrette, voir un récital Guy de Maupassant. Sur scène, un acteur, seul, assis à une table avec un verre d’eau. « Je suis tombée en amour devant ce que je voyais. J’ai dit à la prof : “C’est ça que je veux faire.” » Devant ce désir ardent, l’enseignante fait venir une prof de théâtre pour animer un atelier. Cette dernière propose aux élèves de monter Doña Rosita, la célibataire, pièce de Garcia Lorca. « Toutes les filles voulaient jouer la jeune et belle Doña Rosita. Moi, je n’en avais que pour la vieille rombière de la pièce. La prof m’a dit : “Toi, tu feras du théâtre.” C’était évident… »
Deuxième coup de foudre, amoureux cette fois, toujours sur les planches. C’est en répétant une scène d’amour d’une pièce de Dumas avec un certain Gilbert qu’elle tombe en pâmoison. Gilbert Léautier, aujourd’hui dramaturge, a cinq ans de plus que Pierrette, une troupe amateur et, déjà, une petite notoriété. La vie de troupe démarre, la carrière de Pierrette avec. « À l’époque, tout le monde, à Lyon, allait la voir jouer au Théâtre du Béguin », se souvient Michel Dumolard. Pierrette et Gilbert se marient. Elle tombe enceinte le jour de sa nuit de noces. À 19 ans. « À une semaine d’accoucher, je jouais sur une scène de Londres ! J’avais fait venir une sagefemme avec moi, qui attendait en coulisse au cas où… » Elle n’accouchera pas sur les planches, mais bien à la maternité, d’une petite Morgane, sa fille unique. « Ma plus belle création », dit Pierrette, attablée dans la salle à manger de sa maison de campagne en Touraine. Une maisonmusée dans laquelle elle a entreposé tous les objets et bibelots rapportés de ses multiples voyages à travers le monde.
Sept jours après son accouchement, Pierrette était de nouveau sur les planches. « Rachida Dati est une petite joueuse à côté de moi ! » s’esclaffe-t-elle. À l’époque, elle joue les pièces écrites par son mari, mais, très vite, elle ne l’entend plus de cette oreille. « Il me faisait jouer une femme frustrée qui attendait sur un banc qu’un homme arrive. Ce n’était pas ce que j’avais envie de défendre ! » Sans blague. Au début des années 1980, Pierrette s’essaie donc à l’écriture. Elle ne s’arrêtera plus jamais. Et se sépare de son mari, au passage.
Car, oui, ce qu’il faut savoir, c’est que Pierrette ne se contente pas de jouer ses spectacles seule sur scène. Elle écrit ses pièces, crée ses costumes, dessine ses décors. Jacques, son compagnon
“Ses personnages ont en commun une humanité et une fraternité hors du commun, […] ont des idéaux plus grands qu’eux. Ces valeurs sont essentielles pour elle ” Caroline Alexander, journaliste
depuis trente-cinq ans, un ancien psy aux dimensions gargantuesques, biker option Harley, les fabrique. Et s’occupe de tout pour que Pierrette puisse créer et tourner tranquille. « Résultat, ça fait trente-cinq ans que je n’ai pas mis un pied en cuisine », se réjouit-elle.
Pierrette Dupoyet est une femme-orchestre qui n’aime pas déléguer. Elle a sa vision. Et personne ne peut l’en détourner. Obstinée, increvable, endurante. « Je doute beaucoup, mais pas longtemps », précise-telle. Plus que tout, elle tient à sa liberté : « Je n’ai pas d’attaché de presse, pas d’agent, pas de sponsors et pas de subventions. Je n’en veux pas. J’ai le sentiment que, quand on est subventionné, d’une certaine façon, on a un cahier des charges, on vous surveille… Quant aux agents, ils veulent vous faire tourner le plus possible pour prendre leur commission. Mais moi, je ne fais pas ça pour l’argent. Je veux jouer là où j’en ai envie. Et je n’ai qu’un seul patron, c’est le public. Certains me suivent depuis trente ans, je ne peux pas les décevoir. » La fille de Pierrette, Morgane, complète : « Ça a l’air d’une jolie formule quand je dis ça, mais, vraiment, elle puise toute sa force dans le public. Dans les échanges qu’elle a avec les gens après le spectacle, les lettres qu’elle reçoit d’eux, les témoignages de certains qui lui racontent leur histoire. Les débats avec les élèves quand elle va jouer dans les écoles. Vous lui enlevez ça, vous la tuez. C’est l’autre qui la nourrit. » Pas d’intermittence non plus pour Pierrette : « Je laisse ma part aux camarades qui ne travaillent pas assez. » Il faut dire que ses spectacles tournent partout, toute l’année. En France et à l’étranger. Tous ses textes sont publiés, certains traduits et même joués par d’autres. Pierrette vit de la vente de ses spectacles et des droits d’auteur de ses textes.
Le credo de Pierrette, donc, c’est de raconter sur scène la vie de grandes personnalités aux destins extraordinaires. Souvent des femmes : Marie Curie, George Sand, Joséphine Baker, l’exploratrice Alexandra David-Néel, Colette, Soeur Emmanuelle. Mais pas que. Il y a aussi Dreyfus, Jaurès, Léonard de Vinci. Et des spectacles plus généraux sur des thématiques qui lui sont chères : les droits humains, l’enfance maltraitée, la corrida, la psychiatrie, la conquête de la liberté, l’injustice, l’exclusion. Un théâtre très expressionniste, très déclamé, un peu à l’ancienne, mais aussi didactique qu’instructif. « Ce qui me tient à coeur, ce sont les sujets que je défends, les valeurs que j’essaie de
transmettre », explique l’artiste. « Ses personnages partagent une humanité et une fraternité hors du commun. Ils vont de l’avant, ont des idéaux plus grands qu’eux. Ces valeurs sont essentielles pour elle », décrypte son amie, la journaliste Caroline Alexander.
Enquêtes et transmission
Pour écrire ses pièces, Pierrette Dupoyet ne se contente pas de faire le rat de bibliothèque. Dès lors qu’elle embrasse un sujet, elle se livre à un véritable travail d’investigation digne des meilleurs enquêteurs. Pour Au nom de, qui traite de l’enfance maltraitée, elle a rencontré des dizaines de victimes. Pour L’Orchestre en sursis, bouleversant spectacle sur un orchestre de femmes au camp d’Auschwitz, elle a fait témoigner de nombreux déportés. Grâce à son métier, elle a fait la rencontre de la petite-fille de Marie Curie, de l’arrière-petit-fils de Dreyfus, de la plupart des douze enfants adoptifs de Joséphine Baker. Elle est partie sur les traces de Rimbaud en Éthiopie et à Djibouti, « pour essayer de comprendre ce qu’il avait cherché làbas » . Elle a passé des semaines aux côtés de Soeur Emmanuelle en Égypte, avec laquelle elle a ensuite noué une amitié profonde. Est partie à la recherche du grand poète grec Yannis Ritsos, emprisonné et torturé pendant la dictature des colonels et auquel elle a consacré un spectacle. Pour sa dernière création en date, sur l’aviatrice Jacqueline Auriol, victime d’un terrible accident en 1949 qui la laissa défigurée et à cause duquel elle subit une vingtaine d’opérations, Pierrette a longuement interviewé l’éminent chirurgien Bernard Devauchelle, qui a réalisé la première greffe partielle de visage au monde. « Je ne voulais pas raconter de bêtises, et je voulais comprendre ce qu’elle avait pu ressentir dans sa chair lors de ces multiples interventions », explique la comédienne. Une fois la matière accumulée, c’est dans les avions, les taxis ou les chambres d’hôtel que Pierrette, toujours par monts et par vaux, écrit ses pièces. Michel Dumolard décrit ainsi le travail de son amie : « Les spectacles de Pierrette sont un peu inclassables. Comme elle ! Elle fait un théâtre pour toutes les générations, un théâtre qui s’adresse à ceux qui ont beaucoup lu comme à ceux qui n’ont jamais ouvert un bouquin. Elle est une incitation à la lecture des auteurs dont elle parle. C’est un théâtre des Lumières, en somme. Mais aussi un théâtre de transmission et d’engagement », résume-t-il.
C’est précisément pour ces raisons-là que Pierrette Dupoyet est sans arrêt invitée dans les écoles pour jouer ses pièces, mais aussi dans les prisons où, pour le coup, c’est elle qui s’invite depuis trente ans ! Là encore, elle refuse d’être payée. « Je veux couper l’herbe sous le pied aux directeurs qui refuseraient de me faire venir prétextant un manque de moyens. » Et si jamais une enveloppe est malgré tout prévue, elle demande à ce qu’elle soit donnée à la bibliothèque de l’établissement. Dans les écoles, Pierrette joue très souvent sa pièce sur Auschwitz, parfois accompagnée d’anciens déportés. Surtout, depuis les attentats. « Dans certaines banlieues difficiles, les profs sont démunis, alors ils appellent les artistes à la rescousse. » Après la pièce, elle demande un temps pour l’échange avec les élèves. Elle leur dit : « Maintenant, vous savez. Ne laissez jamais dire que ça n’a pas existé. Quand vous aurez envie de rire d’une blague raciste ou antisémite, repensez au spectacle. »
C’est, enfin, parce qu’elle célèbre le meilleur de la culture française et donne vie aux figures saillantes de notre patrimoine que, toute sa vie, Pierrette Dupoyet a été sollicitée par le Quai d’Orsay pour aller jouer ses spectacles dans le monde entier, à la demande des ambassades. De la Norvège à l’Australie, de la Pologne au Gabon, de Madagascar à l’Égypte, en passant par Malte, Fidji, la Roumanie, le Liban, la Bulgarie, le Bangladesh, le Cameroun, les Seychelles, l’Ukraine, l’Éthiopie, Israël, ou encore l’Azerbaïdjan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan… Soixante-dix pays en tout ! Elle a joué sous les bombes à Beyrouth, au coeur des luttes ethniques au Rwanda, après le séisme en Haïti. Ces terrains meurtris sont ceux auxquels elle tient le plus. L’ouragan Pierrette contre les cyclones.