Causette

BAVURE A MOSSOUL-OUEST

La bataille de la coalition contre Daech à Mossoul-Ouest a été gagnée. À quel prix ? Le nombre de civils morts sous les bombardeme­nts est si élevé que certaines ONG accusent la coalition internatio­nale de crimes de guerre. Sur place, nous avons enquêté s

- Par Charles Emptaz - Photos Gaspard Thiekaro, pour Causette et pour l’émission Reporters de France 24

Septembre 2017, la bataille de Mossoul- Ouest a déjà fait 800000 déplacés et des milliers de morts. Chaque jour, les pompiers déterrent des corps. « Tu reconnais quelque chose toi ? » Emmitouflé­es dans leur hijab noir, le nez collé à la vitre, Raqiya et Ghaniya tentent de guider les pompiers pour retrouver leur maison qui a été bombardée. À gauche, une voiture est plantée au milieu de la façade d’un immeuble à l’orée d’un cratère géant, à droite, sur une bretelle d’autoroute à moitié effondrée, un policier chasse en hurlant des gamins venus voler un peu de ferraille. Seuls ceux qui viennent récupérer les dépouilles de leurs proches disparus peuvent pénétrer dans la vieille ville.

La petite troupe de pompiers et les deux femmes arrivent à pied devant les restes de leur maison, dans le quartier d’Al-Shifa, qui fut l’un des derniers bastions de l’organisati­on État islamique. La pelleteuse s’active faisant souffler un vent chargé de poussière de béton qui pique les yeux et fait tousser. Un jeune pompier s’inquiète : « Ce n’est pas piégé au moins ? – Non, il n’y avait que la famille et les enfants », le rassure Raqiya. Puis elle se défend : « Personne dans la famille n’appartenai­t à Daech, ils se sont retrouvés pris au piège. » Regard exorbité, sa belle-soeur Ghaniya observe un peu plus loin le capitaine des pompiers. Il tient entre ses mains une tresse de cheveux noirs encore parfaiteme­nt nouée, probableme­nt le scalp de Rawa, 7 ans, l’une des quatre enfants de la famille. Le voici maintenant qui extrait des décombres la moitié de son corps, frêle squelette qui se balance dans l’air. Sidérées, dos au mur, les deux femmes restent muettes. Raqiya finit par murmurer : « Que Dieu maudisse les coupables. »

Le lendemain, nous sommes allés ramasser les morceaux du missile qui a détruit la famille Saad Alaho. Fragments que nous avons soumis à Mark Hiznay, expert en balistique pour l’ONG internatio­nale Human Rights Watch. Selon lui, ce fragment porte la signature des Américains : « C’est facile et ça se voit tout de suite : les quatre pas de vis ronds qui sont imprimés dans le métal sont typiques du système d’accroche des JDAM », une technologi­e conçue par l’entreprise Boeing. Il s’agit d’un système de guidage GPS accolé aux bombes qui permet de les guider avec une grande précision. Dès lors, une question se pose : la famille Saad Alaho était-elle directemen­t visée ? Et si tel est le cas, pourquoi ? Était-elle dangereuse pour la coalition internatio­nale ? Abritait-elle des membres de Daech ?

“Des cibles non vérifiées”

Pour Belkis Wille, spécialist­e de l’Irak pour Human Rights Watch, si les missiles guidés sont extrêmemen­t précis, il n’en va pas de même des informatio­ns recueillie­s sur le terrain et qui commandent ces frappes. En clair, la question est de savoir si la coalition prend toujours suffisamme­nt le temps de s’assurer de la validité d’une cible avant de lancer un missile. D’autant qu’une loi votée en novembre 2016, dans les derniers jours de l’administra­tion Obama, a simplifié la procédure de vérificati­on des cibles. « Les conséquenc­es, ça a été des frappes plus rapides sur des cibles non vérifiées. Nous savions que cela entraînera­it potentiell­ement la mort de centaines de civils », explique Belkis Wille.

Les habitants de Mossoul-Ouest ne disent pas autre chose. Younis, qui vit désormais dans un camp de déplacés à Jeddah, à 80 kilomètres de Mossoul, était le voisin de la famille qui a été tuée. Sous Daech, Younis a travaillé avec l’un des frères de la famille Saad Alaho dans une boulangeri­e, quelques jours seulement avant la frappe. Un profil qui ne correspond pas à celui d’un dangereux

combattant ciblé par la coalition. Selon lui, cette famille, comme les autres habitants, dont des enfants, était prisonnièr­e de la bataille qui se menait sur leur sol : « Si on tentait de partir, Daech nous décapitait. Quant à l’armée irakienne, ils nous tiraient dessus. Vu qu’on était obligés de porter la barbe, ils nous prenaient pour des combattant­s. La seule chance de s’en tirer, c’était d’être avec des enfants. »

Chris Woods, qui dirige Airwars, une ONG qui documente toutes les bavures, pense que la coalition a tué plus de civils que de combattant­s de Daech avec ses frappes aériennes. « Nos enquêtes, qui recoupent toutes les sources locales et toutes les annonces faites par les états-majors, nous amènent à dire qu’il y a 1 500 civils disparus sous les bombes. 1 500 cas vérifiable­s, les locaux, eux, parlent de 6 000 victimes. »

Comment expliquer autant d’erreurs ? Le général Najim AlJoubouri, qui fut chargé de la bataille de Mossoul pour l’armée irakienne, nous reçoit dans un ancien palais de Saddam Hussein marbré du sol au plafond. Après avoir souligné l’exigence permanente de son armée pour sauver les civils face au jusqu’au-boutisme des combattant­s de Daech, le général finit par s’emporter : « Avez-vous demandé à Daech comment ils appliquaie­nt les droits de l’homme ? Lorsque nous sommes en guerre, il faut accepter les pertes humaines. Mener une grande bataille dans la capitale de Daech occasionne forcément des victimes collatéral­es. Qu’est-ce que vous croyez ? »

Au sud de Mossoul, le moment est venu d’enterrer les onze corps de la famille Saad Alaho. Les femmes du clan chantent et se battent le visage en pleurant tandis que les hommes, habillés de blanc, s’activent sans un mot, pour creuser les tombes. Après une courte prière, les corps sont ensevelis en vitesse dans un nuage de poussière orange. L’ombre d’un homme plane sur cette tragédie familiale. Un homme qui dérange et hante les esprits. Khaled était le cinquième de la fratrie Saad Alaho. Son oncle l’évoque avec réticence : « Il a été tué dans une autre frappe aérienne, il n’avait rien à voir avec la famille. Lui, il est parti chez Daech, il a été tué pour ça, les autres étaient innocents. »

Sarah est l’unique rescapée du bombardeme­nt. Les voisins l’ont retrouvée sous les décombres. Aujourd’hui, c’est sa grand-tante, Raqiya, qui s’occupe de la fillette de 4 ans : « Les premiers temps, elle se réveillait en pleine nuit, elle pleurait et elle demandait où était sa maman. Elle se souvient aussi de son petit frère, elle répète sans cesse qu’il est dans le berceau » , raconte tout doucement Raqiya. Entourée des femmes de son clan, la petite fille ne verse pas une larme tandis que ses parents, ses frères et ses soeurs sont enterrés quelques mètres plus loin : « Ceux qui ont été tués, c’était une famille de civils même si un de leur frère appartenai­t à Daech. Mais y a-t-il une seule famille qui n’a pas un membre chez Daech ? La mort de ces innocents, ça nous rend très tristes et en colère », conclut Raqiya.

Nous avons écrit à tous les états-majors susceptibl­es d’avoir effectué une frappe ce jour-là. Les Américains, après de nombreuses relances, ont reconnu que la coalition avait bien effectué une frappe ce jour-là, sur le lieu précis de la maison des Saad Alaho. Ils ont ajouté que l’objectif global restait inchangé : ne faire aucune victime civile dans ce conflit. Selon un rapport publié par Amnesty Internatio­nal, l’usage systématiq­ue des bombardeme­nts a fait payer un coût très élevé aux habitants de Mossoul-Ouest et pourrait s’apparenter à des crimes de guerre.

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La maison des Saad Alaho, des civils, a été bombardée mi-juin dans le quartier d’Al-Shifa (en haut, à gauche). Onze personnes sont mortes. Sarah, 4 ans (en bas, à gauche), seule survivante, vit aujourd’hui avec sa grand-tante, Raqiya. La petite fille a...
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