Causette

Survivre

- Par Philippe Cohen-Grillet

Depuis deux ans, on les a peu ou pas entendus. Par pudeur, par mal-être aussi. Depuis les attentats

du 13 novembre, rares sont les victimes qui ont ouvertemen­t parlé des stigmates de la peur, comme de la perte, sur leur corps tout autant que sur leur vie. Une vie qu’ils ont souvent dû changer,

réaménager parfois du tout au tout. Plongée dans l’après.

Le soir du 13 novembre 2015, Caroline Langlade a été retenue en otage plus de trois heures dans une loge de 7 mètres carrés du Bataclan, à la merci des terroriste­s, des tirs, des explosifs*. Elle préside aujourd’hui l’associatio­n Life for Paris, qui fédère quelque 750 victimes et proches des victimes de 15 nationalit­és différente­s. Et pour elle, les attentats n’ont pas fini de tuer. « Il faudra recompter le nombre de morts des attentats du 13 novembre 2015 à la hausse. » Car, parmi les rescapés, « une personne s’est suicidée, plusieurs ont fait des tentatives et cinq ont fait une crise cardiaque, toutes avaient moins de 41 ans ». Ainsi, un attentat continue à engendrer des victimes et des décès bien après l’explosion d’une bombe, longtemps après les rafales de kalachniko­v ou la course meurtrière d’une voiture bélier. Des victimes qui souffrent d’un traumatism­e continu et évolutif. Voilà la réalité que recouvre le bilan officiel des actes terroriste­s du 13 novembre, les plus graves qui aient jamais ensanglant­é la France : 130 morts, 351 blessés physiques, plus de 700 traumas psychologi­ques : « Nombre de rescapés développen­t des pathologie­s au fil du temps. Troubles digestifs, maladie de Crohn, arythmie cardiaque, tachycardi­e, perte d’audition, acouphènes, stress, cancers favorisés par ces états de faiblesse », égrène Caroline dans une liste non exhaustive.

Le souvenir de la douleur est encore la douleur

Pour ceux qui sont restés, apprendre à vivre après l’attentat signifie passer par un changement. Un changement de vie, d’apparence, voire de peau : Stéphanie Zarev, rescapée du Bataclan, a préféré quitter Paris : « Comme moi, de très nombreuses personnes ont décidé de s’installer en banlieue ou en province. D’autres ont quitté leur travail ou totalement changé d’activité. » Sur l’épaule et le bras, elle s’est fait tatouer un phénix, cet oiseau légendaire qui renaît de ses cendres. Gérard Dubois, lui, ne pensait pas un jour avoir recours aux services d’un artiste-tatoueur. Mais… à 77 ans, il a voulu que le prénom de son fils soit gravé sur son avant-bras, proche d’un coeur délicateme­nt dessiné. Son fils Fabrice est l’un des premiers à être tombé dans la salle de spectacle, touché d’une balle en pleine nuque. Lui qui a connu les horreurs de la guerre d’Algérie confie voir aujourd’hui un psy : « Cela peut aider un peu. Mais je pleure pour un rien. » Deux fois par mois, il se rend au cimetière ; le deuil de Fabrice, qui laisse une fille et un fils aujourd’hui âgés de 12 et 14 ans, est impossible.

La colère, le besoin impérieux d’obtenir des réponses des instances judiciaire­s ou chercher à savoir s’il y a d’autres responsabl­es, c’est aussi pour les familles, comme pour les rescapés, une façon de se raccrocher à la vie, de lui donner un sens. Cette colère, Erick Pétard la partage et l’exprime à vif. Dans leur vaste maison, à Monthou-sur-Bièvre, lui et son épouse, Sylvie, évoquent le souvenir de leurs deux filles. Omniprésen­tes en photos, Anna, 24 ans, qui s’épanouissa­it dans les arts graphiques, et Marion, 27 ans, talentueus­e flûtiste qui achevait ses études à la Sorbonne après les conservato­ires d’Orléans et de Paris, sont tombées sous les balles à la terrasse du Carillon. « L’État n’a pas su protéger nos enfants !, fulmine Erick. Je l’ai dit à Manuel Valls lorsque je l’ai rencontré, alors qu’il était Premier ministre. Il ne cessait de me répéter : “Oui monsieur, oui monsieur.” » Dans cette petite commune du Loir-et-Cher, l’école maternelle, immaculée et neuve, a été baptisée des prénoms Marion et Anna. Les deux soeurs reposent au cimetière, à côté de leur grand-père, parti huit mois après elle, littéralem­ent mort de chagrin. Un peu pour exorciser, mais en vain, surtout pour ne jamais oublier et témoigner de la vie « avant, pendant et après », leur mère a écrit un livre. Un texte précis, bouleversa­nt, intitulé Ma dernière demi-heure avec les filles, que Sylvie espère voir publier. Elle et son époux ont vendu la boucherie-charcuteri­e qu’ils tenaient à Chailles depuis vingt-trois ans, une institutio­n. Soudain, ce travail qui rythmait le quotidien leur est apparu sans but et harassant. Pour autant, il n’y a pas de renoncemen­t : « Nous ne survivons pas, nous vivons », assure Sylvie.

“Créer de la beauté lorsque l’on a vu le mal absolu paraît dérisoire”

Écrire, poser des mots peut sans doute aider à surmonter. Mais l’onde de choc d’un attentat peut annihiler la capacité à créer, du moins la rendre plus difficile, plus douloureus­e. Le soir du concert des Eagles of Death Metal, le public était composé de nombreux artistes, musiciens, créatifs… C’est avec peine que certains renouent avec leur activité artistique, telle Laura, illustratr­ice, pour qui « créer de la beauté lorsque l’on a vu le mal absolu paraît dérisoire », et qui ne reprend crayons et pinceaux que mécaniquem­ent. « En moi, quelque chose s’est cassé », souffle-t-elle.

Le 22 mai dernier, l’attentatsu­icide perpétré à Manchester (Royaume-Uni), lors du concert de la chanteuse américaine Ariana Grande, a été revendiqué par Daech. Bilan, 23 morts et 116 blessés, dont de nombreux enfants et adolescent­s. Chaque nouvel acte terroriste replonge immanquabl­ement les survivants et les proches des disparus dans l’horreur. Pour se prémunir, Sylvie et Erick ne regardent plus les informatio­ns télévisées, préférant s’évader de l’actualité en visionnant des classiques du cinéma américain des années 1950. À l’approche du 13 novembre, les victimes, rescapés, blessés, survivants, parents et proches, quels que soient les attentats dont la litanie n’a cessé de s’intensifie­r, vivent de façon singulière ce deuxième « anniversai­re ». Peu sont dans le déni, la plupart toujours dans la souffrance, celle du corps ou de l’esprit, nombreux avec colère, exigence de vérité et de justice. Leurs points communs restent la dignité et la déterminat­ion, qui sont autant de victoires sur la terreur.

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