le bûcher des vanités
C’était il y a un an. Le 8 novembre 2016, à la surprise générale, les États-Unis élisaient Donald Trump. C’est au mystère Ivanka, sa fille de 35 ans, que Causette a voulu s’intéresser. Une « première fille » bien en place à la Maison-Blanche. Une business
Au commencement était la marque. La marque Trump. Ivanka avait 9 ans, en 1990, quand on lui a annoncé le divorce prochain de ses parents, en présence de ses frères Eric et Donald Junior. Ses larmes ressemblaient à celles de tous les gosses dont le monde s’effondre, fût-il taillé dans le marbre rose de la Trump Tower. Mais la petite fille s’était alors tournée vers sa mère, Ivana, pour poser la question essentielle : « Je m’appellerai toujours Trump ? » On lui a vite assuré que le pacte magique durerait toujours : comme le yacht en son honneur, Princess Trump, et les escapades en jet privé vers leur club floridien de Mar-a-Lago. Elle ignorait encore qu’en plus d’un siège au conseil d’administration de l’empire immobilier The Trump Organization et d’une ligne de vêtements et chaussures mondialement connue, son statut de « première fille » du plus imprévisible des trublions américains lui vaudrait un jour un bureau de conseillère officielle à la Maison-Blanche juste au-dessus du Bureau ovale.
Le job n’est pas de tout repos. Depuis son arrivée à Washington dans le cortège officiel de l’investiture du 20 janvier 2017 et son emménagement, avec Jared Kushner, son longiligne milliardaire d’époux, et leurs trois enfants – Arabella, Joseph et Theodore – dans un manoir de la capitale de 800 mètres carrés, Ivanka est devenue le point de mire des médias mondiaux, toujours incapables de comprendre son mystère. Pour certains, elle reste un îlot de glamour dans l’océan de testostérones de l’administration Trump. Pour d’autres, elle incarne, au grand bonheur des deux millions de fans de son compte Instagram, la battante au coeur d’or, l’entrepreneuse de la fringue et de l’immobilier, érigée en patronnesse des « femmes qui travaillent » . Women who Work, c’est d’ailleurs le titre de son deuxième best-seller plein de conseils de baronnes à celles qui « comme elle, tentent de concilier réussite professionnelle et bonheur d’une vie familiale »…
Symbole du népotisme à la Maison-Blanche
La fascination est réelle. Le docteur Norman Rowe, chirurgien esthétique à New York, a raconté au New York Post que, depuis la victoire de Trump aux primaires républicaines de 2016, il reçoit au moins une fois par semaine une patiente désireuse de tenter le « Ivanka permanent » incluant des pommettes haut perchées, des grands yeux et un nez affiné. « Ivanka est une femme de pouvoir, sûre d’elle-même, et membre de la famille présidentielle, assurait le chirurgien. Elles pourraient avoir envie de lui ressembler. »
Pas si sûr ! Avec 41 % d’approbation, selon un sondage CNN datant de septembre, Ivanka égale seulement le score de son président de père – dont la cote est remontée après ses tournées dans les régions touchées par les ouragans –, et elle reste loin derrière la première dame en titre, Melania, aussi muette et insaisissable soit elle. Et les opinions négatives se posent là. Étriée par tous les éditorialistes comme un symbole du népotisme en vigueur à la Maison-Blanche, la première fille a reçu le coup de grâce de la part de l’humoriste Samantha Bee, qui jurait, dans son dernier show, qu’Ivanka la battante, sans son patronyme, se contenterait d’orner les brochures d’une vague agence immobilière de Floride.
Pour leur part, les gouvernements étrangers voient au moins en elle une guide providentielle dans le psychisme indéchiffrable de Donald Trump. Angela Merkel, au désespoir de comprendre le
président des États-Unis, a invité Ivanka, en avril, à un colloque sur les femmes dans l’économie en guise de préliminaire au G20 de Hambourg. « Le public allemand n’est pas très familiarisé avec le concept de “première fille”, alors quel est votre rôle ?, lui a demandé la journaliste qui modérait le débat. Qui représentez-vous ici ? Votre père en tant que président des États-Unis, le peuple américain, ou votre business ? » « Certainement pas le dernier point, mais je ne suis pas très familiarisée avec ce concept non plus, a-t-elle candidement répondu. Cela fait à peine cent jours, et cette aventure a été remarquable, incroyable. » Et un mystère de plus au coeur de la présidence Trump.
Adoucir l’image écornée du père
Aux yeux de Henry Carey, politologue de la Georgia State University, ce méli-mélo d’intérêts personnels et de décisions instinctives et autocratiques, ce recours à des conseillers issus de sa famille ou de cercles d’amis proches, évoquent moins les rois occidentaux que le désordre et les intrigues des sultans décadents de l’Empire ottoman. « Le choix de Trump pour Ivanka et son gendre Jared Kushner comme conseillers de haut niveau est une manifestation extrême de ce “sultanisme” que décriait au XIXe siècle le philosophe allemand Max Weber, père de l’éthique protestante et de l’esprit du capitalisme », rappelle Carey.
Ivanka a pourtant tardé à prendre sa place à la cour. Elle ressemblait plutôt, du haut de son 1,80 m, à un grand oiseau perdu, le jour où son père avait choisi de s’en prendre aux « Mexicains criminels et violeurs » . Les propos pouvaient galvaniser les électeurs blancs de l’Amérique d’en bas, mais ils défiaient la décence pour cette ancienne élève des écoles privées de Manhattan connue, comme son mari, pour ses donations au Parti démocrate et ses amitiés bipartisanes avec Chelsea Clinton, la fille de Hillary, ou Wendy Cheng, ex-épouse du titan Rupert Murdoch. Absente ou réduite au décorum des meetings de Donald Trump, Ivanka n’a été réquisionnée par la campagne que pour adoucir l’image de son père lorsqu’il dépassait les bornes, comme lors de la parution des infâmes enregistrements datant de 2005, où le roi de la provoc se vantait d’attraper les femmes par « la chatte » .
Ivanka a manqué se faire huer lors de cette fameuse conférence en Allemagne, en avril, quand elle a cru bon de défendre l’attitude de son père envers les femmes. Il est vrai que le businessman Trump, pendant son essor dans les années 1980, a engagé et promu plus de femmes cadres et directrices que tous ses concurrents dans le bâtiment et l’immobilier. Mais elle ne pouvait ignorer les travers privés du « Donald ». Exhibée, dès l’âge de 8 ans, en minivamp sexualisée sur les genoux de son père sur les photos des tabloïds, elle ne peut pas ne pas avoir entendu les propos de son père à son sujet. Quand l’animateur de radio new-yorkais Howard Stern lui avait demandé en direct : « Diriez-vous que votre fille est un bien joli petit cul ? », Trump avait répondu : « Oui. Si elle n’était pas ma fille, je serais volontiers sorti avec elle. »
Tant qu’à n’être qu’un expédient médiatique, un faire-valoir sexy du roi des machos malsains, Ivanka a au moins tenté d’en tirer profit. Sa voix posée, son élocution retenue des quartiers chics de l’Upper East Side pouvaient au moins rassurer les républicains modérés pendant la présidentielle. Au lendemain d’une interview de toute la famille sur CBS, Ivanka proposait à la vente, pour 10 000 dollars, le modèle de bracelet qu’elle portait à l’écran. Le soir de son discours sur la scène de la convention républicaine de Cleveland (Ohio), fin juillet 2016, sa robe était en promo sur le site Ivankatrump.com. Le lendemain, on s’arrachait ce modèle rose pastel dans les grands magasins Nordstrom et Macy’s, ses principaux distributeurs. La marque se teinte de politique quand Nordstrom, menacée de boycott par les anti-Trump en février, décide d’arrêter la distribution de la gamme Ivanka. Le président en personne y va alors de ses tweets furieux contre l’ « injustice » faite à sa fille. Kellyanne Conway, communicatrice zélée de la Maison-Blanche, jure sur Fox News que c’est sa marque préférée et appelle les téléspectatrices à courir faire leurs emplettes. La courbe des ventes, en hausse spectaculaire, décrit une fois encore l’insurrection des femmes républicaines contre « l’élitisme de gauche » . « Le rôle d’Ivanka était d’amadouer les électrices républicaines qui auraient pu être échaudées par les plaintes pour harcèlement contre le candidat Trump, rappelle le politologue Henry Carey. Au bout du compte, 52 % des femmes blanches ont voté pour lui en novembre 2016. » Le tandem père-fille fonctionne sans accroc. On ne s’étonne pas qu’elle ait choisi comme lui l’immobilier à la prestigieuse business school de Wharton, à Philadelphie, et négocié des « deals » en son nom, de la Floride à l’Azerbaïdjan. Ni qu’elle ait, elle aussi, décidé de vivre avant tout de son nom, imprimant contre royalties sa marque sur des produits fabriqués par d’autres. Comme lui, elle saurait franchir allègrement la frontière entre service public et intérêt personnel. Au lendemain de l’élection, encore dénuée de toute responsabilité, la femme d’affaires, encore à la tête de ses trois cents entités commerciales, assistait à la première rencontre de Trump avec Shinzo Abe, Premier ministre du Japon. Un pays où elle briguait des licences commerciales. Quelque 200 000 paires de chaussures estampillées Ivanka Trump sont fabriquées en Chine par le conglomérat industriel Huijian. Le gouvernement chinois était si inquiet que des gêneurs puissent troubler le gagne-pain de la fille du président des États-Unis qu’il a fait emprisonner, en mai 2017, pour la première fois dans l’histoire de l’usine, des défenseurs des droits des salariés.
Ivanka a par ailleurs épousé un étonnant remake de la saga paternelle. Comme Donald Trump, qui avait réalisé le rêve de son père en construisant au coeur de Manhattan, Jared Kushner est l’héritier d’un baron de l’immobilier. Par amour, elle a travaillé deux ans à sa conversion au judaïsme avant leur mariage en 2009. Nul ne doutera de sa sincérité, et de son désir de s’affirmer, au point de proposer à son père, avant même son entrée à la Maison-Blanche, de promouvoir le congé parental, l’égalité salariale et le travail des femmes. Ses projets semblent si déconnectés d’un des gouvernements les plus à droite de l’histoire américaine qu’ils
Le soir de son discours
sur la scène de la convention républicaine de Cleveland, sa robe était en promo sur le site de sa marque
suscitent de la part des anti-Trump des soupçons de duplicité cynique. « Tout ce qu’elle fait n’est qu’une pub pour sa marque », tempête Robert Weissman, directeur de Public Citizen, une organisation de veille citoyenne progressiste.
La Marie-Antoinette de Washington
Si Ivanka espère s’imposer dans le débat public, elle s’y prend très mal. Le 30 janvier, tandis que la police des frontières, suivant le nouveau décret sur l’immigration, menotte et refoule des réfugiés et des détenteurs de visas venus de sept pays musulmans, la première fille pose pour les photographes avec Jared, lors d’un gala, dans une robe argentée signée Carolina Herrera. Les réseaux sociaux matraquent la « Marie-Antoinette » de Washington et les humoristes du show Saturday Night Live lui concoctent un pastiche de pub avec Scarlett Johansson en bécasse snob de génie faisant de la retape pour un parfum nommé « Complice ». Interrogée par la chaîne CBS, Ivanka réplique : « Si être complice signifie vouloir faire le bien, alors oui, je suis complice. »
À la Maison-Blanche, ses ennemis mortels jubilent. Les deux Steve – Steve Bannon et Stephen Miller, idéologues du nationalisme blanc érigés en conseillers stratégiques de Donald Trump – se réjouissent de la déveine de la fille du patron, dont l’accès au Bureau ovale nuit à leur influence. Ils en veulent plus encore à son mari, Jared Kushner, le gendre adoré et conseiller omniprésent de son beau-père. Aux yeux des deux pirates du populisme, les « Javanka », le couple honni, ne sont que des démocrates ineptes inféodés à Wall Street et à l’élite « cosmopolite » new-yorkaise. Mais le couple sait se défendre.
Pendant des mois, Ivanka et Jared décrient devant Trump les appétits de pouvoir de Bannon et militent pour une refonte de la Maison-Blanche, réduite au chaos par les luttes de clan, qui passe par l’éviction du nullissime chef de cabinet Reince Priebus. Ils l’emportent. Bannon, peu à peu privé d’accès au président, démissionne en août (lire Causette #81), peu après les sordides manifestations néonazies de Charlottesville ( Virginie). Les « Javanka » ont pour autant gagné ? Pas vraiment. Ivanka a beau prier son père de ne pas quitter l’accord de Paris sur le réchauffement planétaire, il tient sans scrupule sa promesse de campagne. Son projet de congé parental tombe à l’eau sous les risées du Congrès républicain, et elle finit par proclamer elle-même comme « inefficace » son idée d’une promotion de l’égalité des salaires entre hommes et femmes. Avant d’avouer son impuissance à protéger l’organisation Planned Parenthood, un planning familial américain menacé de coupes budgétaires, car il donne accès aux IVG.
Avec une certaine naïveté, les mouvements citoyens organisés via Facebook se relaient pour déposer leurs suppliques devant son château de Washington. En avril, une queer party dans sa rue devait attirer son attention sur le réchauffement planétaire. Le 4 septembre, ce sont les dreamers, les enfants de sans-papiers, qui, chandelle à la main, la prient d’intercéder auprès du président pour leur éviter l’expulsion. La princesse est réputée plus à gauche que son père sur ces deux sujets, mais trois jours plus tard, le 7 septembre, elle l’accompagne sur la scène d’un meeting dans le Nord Dakota. Cet entre-deux infernal est pourtant devenu suicidaire dès août, au lendemain du rassemblement néonazi de Charlottesville, après les propos effarants de son père, qui place sur un même plan les nazillons et les militants antifascistes. La même semaine, une reporter de Vice News filme l’un des nervis du Ku Klux Klan, supporter de Trump, qui se désole que le président ait donné sa « jolie fille » à un juif.
Ce serait le moment de quitter ce Washington des compromissions odieuses, d’autant que sa vie y est moins rose. John Kelly, le nouveau chef de cabinet de la Maison-Blanche, régule fermement l’accès des conseillers à Trump, dont Ivanka. De plus, Jared, l’irréprochable gendre, serait impliqué dans la possible collusion de l’entourage de Trump avec les Russes durant la campagne électorale et aurait encouragé le président à virer le patron du FBI chargé de l’enquête. Pour la fille du président, l’heure n’est plus aux sorties officielles.